Le Sang d’Aphrodite
Ce hâbleur avait réponse à tout ! Il avait la faconde et l’adresse d’un courtisan consommé, et le droujinnik comprit qu’il n’arriverait pas à le confondre dans une simple joute oratoire. Aussi résolut-il de mettre fin à sa visite. Il prit congé et quitta la demeure d’Igor de fort méchante humeur.
Après son départ, Igor attendit quelques minutes pour s’assurer qu’Artem n’allait pas revenir le morigéner. Puis il frappa dans ses mains et ordonna qu’on lui serve un en-cas. Son sourire avait disparu, il se sentait inquiet. Or le meilleur moyen de chasser l’angoisse était de se restaurer ! Il songea que l’heure du souper n’était pas loin, mais il avait envie de se mettre quelque chose sous la dent maintenant. N’importe comment, Svetlana refuserait de partager le repas du soir, comme tous ces derniers jours.
Haussant les épaules, il se réinstalla à table devant un plat de beignets à la viande accompagnés d’une sauce piquante. Il mangea de bon appétit sans cesser de réfléchir. Il essayait de comprendre pourquoi les propos d’Artem l’avaient perturbé, bien qu’il eût réussi à dissimuler son embarras. Certes, il avait ses petits secrets – qui n’en avait pas ? Tout le monde avait quelque chose à cacher, et Igor comme les autres… Naturellement, ce fouineur de droujinnik n’avait aucune chance de découvrir de quoi il s’agissait.
Seulement voilà : cette visite inattendue confirmait que la rumeur au sujet du meurtrier aux aromates continuait à s’étendre d’un quartier à l’autre. Igor avait toujours détesté les ragots, apanage des bonnes femmes et des sots. Malgré son mépris, il devait s’avouer que ces bruits l’incommodaient. Il avait entendu parler de ce fou qui tuait des jeunes filles après les avoir aspergées de parfum, et chaque fois il s’était senti profondément troublé. Comment expliquer ce sentiment de malaise ? Cette histoire ne le concernait en rien ! Pourtant, il avait parfois l’impression qu’une main de glace lui serrait l’estomac…
Il tenta de se raisonner. Il y avait bien une explication à son angoisse ! Sa passion des parfums, pour innocente qu’elle fût, risquait de lui attirer des ennuis. Aujourd’hui, il avait eu une chance incroyable : le droujinnik avait sur lui un mouchoir imprégné du Sang d’Aphrodite. Quelqu’un avait voulu jouer au limier un tour pendable, et il avait parfaitement réussi : Artem était furibond ! Du coup, Igor avait évité un interrogatoire sur ses penchants en matière de fragrances.
Il essuya ses doigts bagués avec une serviette de lin rebrodée. Il se sentait plus détendu à présent. Cet incident lui servirait de leçon ! Aucune visite inopinée ne le prendrait plus par surprise. Quant à ses sorties, il ne courait aucun danger, à condition de respecter les règles qu’il s’était lui-même fixées.
Un léger sourire effleura ses lèvres gourmandes. Quoi qu’il fasse et où qu’il aille, il savait passer inaperçu ! Comme s’il portait cette légendaire chapka-qui-rend-invisible dont il avait rêvé, enfant, pendant qu’il espionnait sa grande sœur qui batifolait avec ses amoureux.
CHAPITRE XIV
Artem avait parcouru le chemin jusqu’à la résidence princière et s’apprêtait à franchir le portail quand une voix familière attira son attention. Il se retourna. Mitko, sa tignasse blonde en bataille, rattrapa le droujinnik en quelques enjambées. Derrière lui se pressait un homme d’une quarantaine d’étés, vêtu d’un caftan lie-de-vin et coiffé d’une chapka de castor. De taille moyenne, il avait un visage aux joues rebondies, orné d’un collier de barbe. Il affichait une expression affable qui devenait par moments un peu ambiguë, à cause d’un tic qui faisait cligner son œil droit. Pendant qu’il reprenait haleine, le Varlet le présenta :
— Voici le boyard Matveï, le beau-père de Boris et de la défunte Anna. Nous étions à ta recherche…
— C’est moi qui ai souhaité te rencontrer, boyard, coupa Matveï d’une voix qui se teinta d’ironie tandis qu’il poursuivait : J’aimerais savoir ce que ton collaborateur faisait dans notre jardin, perché sur un arbre, à examiner l’intérieur des pièces du premier étage. Inutile de préciser que Boris et moi-même ignorions sa présence. Pas de chance ! Une branche du vieux chêne a cédé sous son poids et il a atterri sous ma fenêtre.
Artem se tourna vers le
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