Le Sang d’Aphrodite
et il la rangea dans sa cachette. Il contempla le flacon recollé par Boris, essayant de se concentrer sur le comportement du meurtrier. Un tel individu parvenait à donner le change à son entourage et menait une existence à peu près normale, jusqu’au jour où le vernis des apparences se craquelait. La haine qu’il portait en lui se répandait alors comme des torrents destructeurs de lave incandescente. En outre, l’homme avait créé toute une mise en scène autour de ces crises afin d’en tirer plus de jouissance. Ayant choisi sa proie, il jouait quelque temps avec elle, ce jeu pervers le conduisant à la phase essentielle : l’union charnelle avec l’élue. Il pouvait la fréquenter en secret pendant deux ou trois semaines, voire quelques lunes, comme avec ses premières victimes. Il accomplissait son rituel érotique avec bijoux et aphrodisiaque, savourant d’avance le moment où il pourrait donner libre cours à ses terribles pulsions. Enfin, le besoin de tuer devenait irrépressible et un déclic se produisait. Le cérémonial d’initiation amoureuse se transformait alors en rite sacrificiel : la mise à mort de la jouvencelle et l’anéantissement de sa féminité même. Après ce paroxysme de folie meurtrière, l’homme se sentait apaisé, capable de feindre de nouveau un comportement normal afin de dissimuler ses goûts dénaturés.
Une question obsédait Artem. Dans quelle mesure ce dément était-il conscient de ses actes monstrueux ? Il n’était pas rare que la folie fût accompagnée de différentes formes d’amnésie. Peut-être commettait-il ses crimes comme un somnambule, l’esprit obscurci par son idée fixe ? S’il en était ainsi, la tâche du droujinnik serait encore plus difficile : à moins qu’il ne se trahisse, il n’y avait aucun moyen d’identifier le démon qui se cachait derrière le masque de la sincérité parfaite.
Artem scruta les fines zébrures qui couvraient la surface de l’aryballe. Y avait-il vraiment quelque chose de malsain dans les relations entre Boris et Anna ? Mais enfin, qu’allait-il chercher là ? Dans le cas de Boris, il s’agissait tout simplement d’un amour un peu excessif. Et dans celui d’Igor et de sa sœur, la digne Théodora ? Sans doute Svetlana exagérait-elle en supposant que l’abbesse ne cessait d’espionner son frère. Pourtant, au moment où la jeune femme avait cru apercevoir Théodora, elle s’était sentie réellement menacée. Toute l’intuition d’Artem confirmait cette impression : l’anxiété et la frayeur de Svetlana n’étaient pas feintes. Alors, pourquoi la sœur aînée d’Igor harcelait-elle son frère heureux en ménage, heureux tout court ? Théodora menait une existence austère, expiant les erreurs de sa jeunesse tumultueuse. À ses yeux, Igor restait un pécheur impénitent, et cette pensée devait lui être insupportable. Espérait-elle qu’il consente lui aussi à sacrifier sa vie dans le monde ? Absurde ! L’abbesse ne pouvait que prier pour son salut – et le surveiller. Quoi qu’il en soit, décida le droujinnik, il ne serait pas inutile de se rendre au monastère de la Vraie Croix afin d’interroger la mère supérieure sur son passé.
Il fut tiré de ses pensées par une voix d’homme qui l’appelait par son nom. Il alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. À la lumière de la torche fixée au perron, il reconnut l’uniforme des sentinelles postées sur les tours de guet.
— Je viens de la porte sud, déclara le garde tout essoufflé. C’est le fils de Ta Seigneurie qui m’envoie ! Lui et ses compagnons vont essayer d’appréhender les fuyards. Mes camarades et moi avons vu ces derniers franchir la porte un peu plus tôt dans la soirée.
— Quelqu’un a-t-il pu reconnaître l’homme ? s’enquit Artem.
Le soldat haussa les épaules.
— On ne fait pas trop attention à ces jeunes nobles qui partent se promener dans les environs. Ils ont pris la route de Kiev. Le fils de Ta Seigneurie espère les rattraper.
Artem remercia le soldat. Il décida d’aller faire un tour à l’extérieur de la résidence princière. Avant de descendre sur le perron, il s’empara de l’aryballe et la garda dans ses mains, comme si le contact du flacon pouvait l’aider à réfléchir, à l’instar de son talisman. En passant devant le Dépôt des Livres, il aperçut une lueur de bougies allumées au premier étage. Malgré l’heure tardive, Pimène travaillait encore à
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