Le sang de grâce
l’enseignement concédé aux filles.
Elle avait quitté la salle.
Quatre mois plus tard, elle
rejoignait comme novice l’abbaye de cisterciennes de Fervaques [11] , fondée en 1140 par le sénéchal de Vermandois.
Annelette sanglotait, respirant par
la bouche, essuyant son nez sur sa manche, plaquant sa main sur ses lèvres de
peur qu’une sœur ou une novice passant devant l’herbarium n’entende ses hoquets
de chagrin.
Cesse. Cesse à l’instant, grande et
vilaine membrue ! Cesse aussitôt et te reprends. Quoi ? Ils ne t’ont
pas aimée, pas même ta mère qui ne reprenait pied dans notre monde que pour
souhaiter le quitter au plus bref et rejoindre ses jardins peuplés d’anges. Et
alors ? Près de trente ans se sont écoulés. Peut-être sont-ils tous morts,
maintenant. Vas-tu charroyer ces absurdes regrets jusque dans le tombeau ?
Vas-tu te ridiculiser à leur montrer, encore et encore, à quel point ils
avaient tort de ne pas t’aimer ? Ils ne voulaient pas le savoir. Cesse
donc de combattre des fantômes. Il n’est que temps. La mort rôde. Bats-toi
enfin pour. Pour votre quête, pour toi-même, pour Éleusie de Beaufort, pour
madame Agnès. Cesse de te battre contre des souvenirs ou des êtres dont tu
éprouves de plus en plus de mal à dessiner les visages.
Elle se laissa aller sur le petit
banc de pierre taillé sous la fenêtre de l’herbarium et demeura là, un long
moment, la tête vide. Le chagrin l’abandonna peu à peu, remplacé par une
fatigue amicale.
Combien de temps
s’écoula-t-il ? Elle n’aurait su le dire. Il lui sembla que vêpres* venait
de sonner lorsqu’elle se releva enfin.
Des silhouettes mille fois croisées,
des attitudes mille fois observées, des voix mille fois entendues défilèrent
dans sa mémoire. Blanche de Blinot, la doyenne qui secondait l’abbesse et
faisait office de prieure. Blanche dont la surdité et la sénilité l’avaient
tant agacée. Étrangement, une sorte de mépris avait progressivement remplacé la
tendresse apitoyée qu’elle s’était sentie pour la vieille femme. La peur de
mourir sous les coups de l’enherbeuse rongeait Blanche, la transformant un peu
plus en moribonde accrochée à ses dernières fibres de vie. Annelette se
demandait si la sorte de crise de nerfs qui avait secoué la doyenne à l’annonce
de la mort d’Hedwige du Thilay et surtout de Yolande de Fleury procédait de son
amitié pour la chevecière [12] et la gentille sœur grainetière ou plutôt de sa terreur d’être la
suivante. Jeanne d’Amblin, qui avalait sa soupe à si petites gorgées que l’on
se demandait si elle aurait fini son bol avant la fin de la nuit. Les
épouvantables événements qui s’étaient abattus sur l’abbaye depuis des mois
avaient rapproché Annelette de la sœur tourière contre laquelle elle avait
jadis éprouvé une sorte de jalousie déplacée. Jeanne était chargée de récolter
les dons des miséricordieux ou des aumôneurs contraints à la générosité par un
tribunal en punition d’une faute quelconque. À ce titre, elle n’était pas
soumise à la clôture, contrairement à d’autres, dont l’apothicaire. Elle
pouvait humer le monde à chacune de ses sorties. Berthe de Marchiennes. Certes,
Berthe avait abaissé son masque arrogant et pompeux et abandonné sa mine
confite en dévotion. Annelette concédait à la cellérière [13] un certain courage depuis que celle-ci avait admis n’avoir rejoint le
couvent que parce que nul ne voulait d’elle, ni famille, ni époux, ni futur.
Pourtant, elle ne parvenait pas à se départir d’une certaine méfiance vis-à-vis
de Berthe et ne croyait qu’à demi à sa volonté de les aider à traquer la
meurtrière. Et Thibaude de Gartempe, l’hôtelière ? Thibaude s’affairait
autour de ses lits comme une poule agressive, lavait à grande eau les murs
noircis de fumée jusqu’à l’épuisement afin de montrer à toutes qu’elle n’était
en rien responsable du début d’incendie. Thibaude dont l’hystérie sous-jacente
remontait dangereusement à la surface. Annelette la revoyait peu avant le
trépas d’Hedwige, hurlant qu’elle voulait quitter l’abbaye au plus vite, griffant
le bras de l’apothicaire de ses ongles, au point qu’elle avait dû la gifler
afin d’étouffer la crise de folie qui menaçait. Et si l’excès de ses réactions
n’était qu’un leurre, une admirable comédie ? La grasse et renfrognée Emma
de Pathus, qu’Annelette
Weitere Kostenlose Bücher