Le sang de grâce
animal.
Dangereux. Qu’était-ce à la fin ? Chercher. Elle l’avait lu un jour.
Pourquoi avait-elle perdu cette information, elle dont la mémoire et l’esprit
ne se reposaient jamais ?
Elle balaya d’un geste rageur son
semis de graines de ricin.
Château d’Authon-du-Perche,
décembre 1304
Une irascibilité dangereuse tendait
le comte Artus d’Authon depuis deux semaines. Lui, si tempéré à l’accoutumée,
si civil de l’avis de tous – et surtout de celui des manants [15] puisque ce sont eux qui connaissent véritablement les
puissants –, l’emportait pour des peccadilles, montant en épingle de
ridicules bévues qui l’eussent amusé peu avant.
Le petit monde du château rasait les
murs, se faisant aussi discret et transparent que possible. Une lingère s’était
fait rabrouer au prétexte d’un faux pli de manche de chainse [16] . Un cuisinier avait bien cru sa dernière heure arrivée à l’occasion
d’un vin d’hypocras trop épicé. Quant au maréchal-ferrant, il avait été plaqué
avec brusquerie contre le mur de la forge et soupçonné des pires exactions
lorsque Ogier, le destrier chéri du comte, avait protesté de la crinière à son
approche.
Tous s’inquiétaient. Les plus
anciens serviteurs se rappelaient avec alarme le terrifiant deuil du comte au
trépas de Gauzelin, son unique hoir [17] ,
lorsque l’envie de carnage se lisait dans le regard sombre du maître, se
déchiffrait dans le moindre de ses gestes. Certains s’étaient rapprochés de
Ronan pour lequel leur seigneur manifestait une tendresse rare chez cet homme
taciturne. Le vieil homme avait vu naître et, en grande partie, élevé le comte.
Il avait été le seul à oser braver son chagrin meurtrier au décès de son fils.
Ils avaient quêté des informations, des explications peut-être. Ronan avait
tenté de les rassurer : il ne s’agissait là que d’une humeur temporaire de
bile.
Ronan avait compris ce qui rongeait
le comte à lui faire perdre le boire, le manger et même le dormir. Madame.
C’était ainsi qu’il la nommait puisque cette dame-là n’était pas une simple
femme. Bien que ne l’ayant jamais approchée, Ronan l’avait senti à la dévotion
et à la frayeur du petit Clément lors de l’incarcération de sa maîtresse, aux
accès désordonnés de joie ou de mélancolie d’Artus, aux commentaires admiratifs
de Monge de Brineux, seigneur grand bailli, et même à l’inquiétude à son sujet
de messire Joseph de Bologne, le vieux médecin du comte.
Ronan frappa à la porte de la petite
bibliothèque en rotonde dont le comte avait fait son bureau. Une exclamation
bourrue et impatiente lui répondit :
— Et quoi encore ! Faut-il
se perdre en un quelconque désert pour jouir enfin d’un peu de paix ?
Le vieux serviteur fit mine de
n’avoir pas décelé l’exécrable humeur d’Artus et pénétra dans la pièce :
— Le cuisinier vous supplie de
lui indiquer vos envies pour le souper de tantôt. Vous avez maigri,
monseigneur. Vos culottes et même vos chausses baillent.
— Je n’ai pas faim, je n’ai pas
d’envie et il m’échauffe le sang, celui-là. Toi aussi, avec ton obstination de
vieille poule pondeuse.
Ronan baissa la tête, sans mot
répondre.
Artus se serait battu. Était-il une
brute sans cervelle à malmener ainsi une des rares personnes qui l’attachât à
sa vie, à son passé, une des rares personnes qu’il aimât vraiment ? Il
soupira d’énervement envers lui-même, avant de bougonner :
— J’ai toujours eu une
tendresse particulière pour les poules pondeuses, surtout les vieilles. Leur
dévotion pour leurs oiselets ou ceux de leurs jeunes congénères m’enchante. Il
n’en demeure pas moins… que je n’ai nul souhait de compagnie en ce moment.
Ronan leva le regard vers celui qui
resterait toujours son « petit » et un mince sourire récompensa le
comte de ses excuses voilées.
— Messire Monge de Brineux
s’étonne de votre solitude. Peut-être une conversation avec cet homme qui vous
est dévoué…
— Brineux n’y comprendra rien,
tonna le comte. Je ne pourrais, d’ailleurs, lui en tenir rigueur, n’y entendant
pas grand-chose moi-même… Morbleu ! Après les tourments qu’elle a endurés
dans cette geôle… Quand je pense qu’elle a refusé mon hospitalité, légitimée
par son état de fatigue et de souffrance ! Nul n’aurait songé à clabauder
à ce sujet.
Sentant qu’il s’avançait sur un
terrain
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