Le sang de grâce
ce jour réservé à la
prière ? Francesco n’était pas certain de parvenir à tenir une autre
journée, suivie d’une nouvelle nuit glaciale dehors, sans manger.
Un mouvement attira son attention.
Il leva le regard en direction du toit de la tour carrée. Une petite silhouette
se glissait par la lucarne, s’aidant de la gueule monstrueuse taillée dans la
pierre. S’agissait-il de ce fameux Clément ? La silhouette déroula la
corde et la fit glisser. Leone se rendit compte qu’elle était nouée par
endroits afin de faciliter l’ascension. Le chevalier fournit un considérable
effort pour contrôler son impatience. Il n’était plus si jeune et sans doute
bien plus lourd que la petite forme qui descendait prestement le long du mur,
mais ses muscles ne l’avaient encore jamais déçu. Quant à la chimère dégorgeoir
qui servait de point d’ancrage à la corde, elle avait l’air solide. Son plan,
si tant était que l’on pût qualifier son embryon de stratégie de ce nom, était
d’une simplicité peu rassurante. Il comptait pénétrer le manoir par les
combles, puis fouiller ses différentes pièces à la faveur de la nuit. Il lui
était impossible de se faufiler par la cour à cause des chiens, à moins de
s’annoncer.
Clément se réceptionna au sol et
rajusta sa courte tunique et son mantel [66] .
Ainsi qu’il l’avait expliqué à Agnès, il comptait se glisser une dernière fois
dans la bibliothèque secrète dans l’espoir d’y découvrir le traité de
Vallombroso. Les longues prières de Noël rassemblaient les moniales dans
l’église et, en étant prudent, il avait des chances de passer inaperçu avant
que l’aube ne s’installe. Une crainte l’avait saisi lorsque sa dame lui avait
relaté son étrange entrevue avec l’abbesse. Éleusie de Beaufort avait évoqué un
début d’incendie, des manuscrits endommagés. Lesquels ? Dans quelle
bibliothèque ? La bibliothèque secrète ou celle ouverte à toutes ?
Agnès revêtit sa robe en laine grise
afin d’assister à la messe de l’aurore, qui faisait suite à celle de minuit [67] . Le village entier y assistait. Elle tenta de chasser, sans grand
résultat, les sombres pensées qu’elle ressassait depuis des jours et rectifia
le tombé de son voile. Elle ferait porter dès aujourd’hui une missive à son
frère, le sommant de reconduire Mathilde aussitôt à Souarcy. Dans le même
temps, une autre lettre partirait vers Monge de Brineux afin de l’informer de
sa démarche et de se tenir prêt à exiger le retour de la jeune fille, le cas
échéant. La dame de Souarcy n’était pas dupe. Son autorité sur sa fille
cesserait bien vite, celle-ci devenant majeure dans quelques mois.
L’adolescente pourrait alors requérir la tutelle de son oncle jusqu’à son
mariage. Cinq mois peuvent-ils changer une âme ? Agnès en doutait, et
était assez honnête pour admettre qu’il s’agissait surtout pour elle de
s’assurer qu’elle avait tenté l’impossible pour sauver sa fille des pernicieuses
influences de son oncle.
La dangereuse glissade de ses
pensées l’alarma. Elle s’admonesta en silence. Après avoir été l’une de ses
plus grandes forces, un de ses plus puissants mobiles, Mathilde la fragilisait,
érodait sa résistance et sapait son énergie. Agnès avait besogné, peiné, ne
s’accordant guère plus de repos qu’une manante. Elle s’était si souvent
écroulée dans son lit au soir échu, refoulant les larmes de découragement et de
désespoir qui menaçaient, se demandant comment elle parviendrait à nourrir sa
mesnie les jours suivants. À chaque fois, elle reprenait vigueur et courage en
songeant à Mathilde et à Clément. Au fond, ils l’avaient contrainte à vivre.
Pourtant, un jour, sa fille avait souhaité la pousser vers la mort.
Cesse. Cesse de geindre et de
t’apitoyer sur ton sort !
Je ne le peux.
Si, si tu t’y consacres au lieu de
remâcher comme une vieille femme. Souviens-toi, dans cette cellule putride.
Comment retenais-tu la vie qui s’enfuyait de toi ?
De belles choses. Je m’accrochais
aux plus belles choses de mon passé. Mais justement, Mathilde…
Cesse. D’autres choses magnifiques
ont éclairé ta vie. Madame Clémence de Larnay, Clément, et maintenant lui.
Lui ? Que sais-je de lui ?
Depuis quand as-tu besoin de savoir
pour savoir ?
Le charme opéra à l’instant. Elle
revit le comte Artus, blême jusqu’aux lèvres, presque violent et pourtant si
tendre et
Weitere Kostenlose Bücher