Le sang des Borgia
cela ne faisait aucun doute : chacun savait que César était responsable du meurtre d’Alfonso. Mais on savait aussi qu’il y avait eu tentative d’assassinat dans les jardins du Vatican, aussi les Romains jugeaient-ils sa conduite justifiée. Les deux Napolitains, vite rattrapés, avouèrent tout et furent pendus publiquement.
Toutefois, le chagrin avait chez Lucrèce cédé la place à la fureur. Entrant chez César, elle lui jeta qu’il avait tué son beau-frère après son propre frère. Alexandre fit tout pour apaiser la colère de son fils, car César était à la fois accablé et furieux qu’elle puisse le croire responsable de la mort de Juan. N’ayant jamais imaginé qu’elle pourrait l’en soupçonner, il n’avait pas eu l’idée de le nier auprès d’elle.
Les semaines passèrent, et le père comme le fils, ne pouvant supporter les larmes de Lucrèce, commencèrent à l’éviter. Quand le pape suggéra qu’elle se réinstalle à Santa Maria del Portico avec les enfants, elle préféra retourner à Nepi avec eux, en emmenant Sancia. Geoffroi serait le bienvenu, mais il resterait le seul ! Et, juste avant son départ, elle fit savoir à Alexandre que plus jamais elle ne voulait revoir César.
Celui-ci se retint à grand-peine de la suivre, car il voulait désespérément se justifier. Mais cela ne ferait qu’envenimer les choses. Il préféra donc se perdre dans l’élaboration d’une stratégie pour sa prochaine campagne. Il lui faudrait par ailleurs se rendre à Venise, pour veiller à empêcher son intervention : officiellement, Rimini, Faenza et Pesaro étaient sous sa protection.
Après un voyage par mer de plusieurs jours, César parvint enfin aux environs de l’énorme cité construite sur pilotis ; elle miroitait sur les eaux sombres, comme un de ces dragons dont parlent les légendes.
On le conduisit du port à un imposant palais d’allure mauresque, tout près du Grand Canal : plusieurs aristocrates lui souhaitèrent la bienvenue et l’aidèrent à s’installer. Sans perdre de temps, il réclama, et obtint, un entretien avec les membres du Grand Conseil, à qui il expliqua la position du pape. Des troupes pontificales viendraient défendre Venise en cas d’attaque des Turcs ; en retour, la Sérénissime République le laisserait agir, sans défendre Rimini, Faenza ou Pesaro.
À l’occasion d’une cérémonie solennelle, le conseil vota en faveur de cet arrangement, puis revêtit César de la cape pourpre offerte aux citoyens d’honneur. Il était désormais un « gentilhomme de Venise ».
Lucrèce avait passé avec Alfonso les deux années les plus heureuses de sa vie : une époque où les promesses faites par son père quand elle était enfant avaient semblé exaucées. Mais le chagrin qu’elle éprouvait désormais allait bien au-delà de la mort de son mari, de la perte de sa gaieté et de son innocence. Quand César l’avait déflorée, elle avait eu confiance en Alexandre, en l’amour de son frère. Elle avait perdu tout cela depuis la mort d’Alfonso. Elle se sentait aussi abandonnée par son père que par Dieu.
Elle s’installa à Nepi avec Sancia, Geoffroi, ses deux fils Giovanni et Rodrigo, n’emmenant avec elle que cinquante membres de sa cour en qui elle avait toute confiance.
C’est là qu’un an à peine auparavant Alfonso et elle avaient passé le temps ensemble, faisant l’amour, choisissant des tentures et des meubles pour décorer le château, se promenant parmi les chênes et les bosquets d’arbres dont la campagne environnante était parsemée.
Nepi était une assez petite ville, avec une grand-place, des rues bordées de maisons médiévales, quelques grandes demeures où vivaient les nobles. Il y avait aussi une église très jolie, édifiée sur les ruines d’un temple autrefois dédié à Jupiter. Autant de promenades qu’elle avait faites avec Alfonso. Mais désormais la cité lui semblait chargée d’une mélancolie qui répondait à son chagrin.
Chaque fois que, de sa fenêtre, elle regardait le volcan de Bracciano, ou les monts Sabins, toujours si bleus, elle fondait en larmes : tout ce qu’elle voyait lui rappelait son mari.
Par une belle journée ensoleillée, accompagnée de Sancia, elle partit à la campagne avec les enfants. Elle paraissait un peu apaisée, mais la rencontre fortuite d’un troupeau, avec les bêlements des moutons, la flûte plaintive du berger, la replongea d’un seul coup dans son
Weitere Kostenlose Bücher