Le sang des Borgia
chagrin.
Certaines nuits, elle croyait vivre un cauchemar dont elle allait s’éveiller pour trouver son époux allongé à ses côtés Mais il lui suffisait de tendre la main pour toucher les draps glacés et se sentir de nouveau seule au monde. Chaque matin elle s’éveillait plus lasse que la veille. Elle perdit tout appétit, rien ne pouvait la distraire ; seuls ses fils parvenaient à lui arracher de rares sourires. À son arrivée, elle leur commanda bien des vêtements neufs, mais même jouer avec eux semblait l’épuiser.
Sancia, mettant de côté son propre chagrin, résolut de venir en aide à sa belle-sœur et se voua entièrement à elle. Geoffroi, lui aussi, réconfortait Lucrèce chaque fois qu’elle pleurait, passait des heures à jouer avec Giovanni et Rodrigo, à leur lire des histoires ou à leur chanter des berceuses quand ils allaient se coucher.
C’est à cette époque que Lucrèce se mit à réfléchir aux sentiments que lui inspiraient son père, son frère et Dieu.
César venait de passer une semaine à Venise et s’apprêtait à repartir pour Rome afin d’entamer sa nouvelle campagne militaire. La veille de son départ, il dîna avec plusieurs de ses anciens condisciples de l’université de Pise, échangeant avec eux de vieux souvenirs et faisant honneur au vin.
Le jour, Venise était pleine de lumière et de couleur, avec ses foules affairées, ses demeures couleur pastel, ses toits dorés, ses églises grandioses et ses superbes ponts voûtés. Une fois la nuit tombée, cependant, elle prenait un air sinistre. L’humidité montant des canaux se transformait en un épais brouillard à travers lequel on ne pouvait rien voir. Les rues étroites devenaient le refuge de voleurs et de spadassins qui ne sortaient pas le jour.
César rentrait à son palais quand, soudain, il vit un rayon de lumière éclairer le canal.
Entendant le bruit d’une porte qui s’ouvre, il regarda autour de lui.
Trois hommes vêtus en paysans se ruèrent vers lui en brandissant des poignards.
Faisant demi-tour, il en vit accourir un autre, également armé.
Il était pris au piège dans la ruelle, dont ses agresseurs bloquaient l’entrée et la sortie. Sans prendre le temps de réfléchir, il plongea tête la première dans les eaux du canal, chargées de toutes les ordures de la ville, et nagea sous la surface en retenant sa respiration, jusqu’à ce qu’il ait l’impression que ses poumons allaient éclater. Il refit surface de l’autre côté.
De là, il aperçut deux autres hommes traversant un pont en courant, eux aussi armés de poignards et portant des torches.
César respira à fond, plongea de nouveau, franchit le pont, le long duquel étaient amarrées deux gondoles entre lesquelles il se dissimula.
Ses assaillants couraient sur les deux rives du canal et dans les ruelles voisines mais, chaque fois qu’ils approchaient de sa cachette, il replongeait en retenant son souffle.
Après ce qui lui parut être une éternité, tous les autres se rassemblèrent sur le pont, juste au-dessus de lui. Il entendit l’un d’eux grommeler :
— Le Romain est introuvable, il a dû se noyer !
— Cela vaut mieux pour lui que de nager dans toute cette merde ! répliqua l’un de ses complices.
— Restons-en là, intervint un troisième qui paraissait être leur chef. On nous a payés pour lui trancher la gorge, pas pour courir jusqu’à l’aube.
Il les entendit franchir le pont et s’éloigner, puis le silence retomba.
Un de leurs complices pouvait toutefois être resté dans les environs, à guetter depuis une fenêtre ou un balcon ; César nagea donc, très lentement, jusqu’au Grand Canal, avant de regagner le palais qu’il occupait. Le veilleur de nuit, nommé par le doge, fut stupéfait de voir son hôte sortir de l’eau en frissonnant. Et il empestait !
Après un bon bain, César enfila une tunique propre, but un vin chaud et se perdit dans ses pensées. Après quoi, il avertit ses serviteurs qu’il partirait à l’aube. Une fois qu’ils seraient à l’intérieur des terres, sur le Venero, il monterait dans son carrosse.
Il ne dormit guère cette nuit-là. Au petit matin, alors que le soleil se levait sur la lagune, il monta dans une gondole manœuvrée par trois hommes du doge, armés d’épées et d’arbalètes. Ils allaient s’éloigner quand un individu râblé, vêtu d’un uniforme noir, arriva en courant sur le quai.
— Excellence, dit-il hors d’haleine,
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