Le sang des Borgia
pu faire, petit frère ? De nous quatre, tu as toujours été le plus doux.
Geoffroi la regarda ; elle vit qu’il hésitait. Il avait attendu si longtemps, c’était en elle qu’il avait le plus confiance…
— Mon âme ne peut plus supporter un tel péché. Je l’ai dissimulé depuis bien trop longtemps.
Elle lui prit la main, voyant dans ses yeux tant de confusion et de remords qu’elle en oublia un instant son propre chagrin :
— Qu’est-ce qui te pèse à ce point ?
— Tu vas me mépriser si je te le dis. Si j’en parle à qui que ce soit d’autre, ma vie ne vaudra plus rien. Mais, si je ne m’en délivre pas, j’ai peur de devenir fou, ou d’y perdre mon âme, ce qui serait bien plus terrifiant.
— Quel est donc ce péché si terrible que tu en trembles ? demanda Lucrèce, perplexe. Tu peux te fier à moi : jamais ton secret ne franchira mes lèvres.
Geoffroi la regarda et chuchota :
— Ce n’est pas César qui a tué Juan.
Elle lui posa un doigt sur la bouche :
— Ne dis rien de plus. Ne prononce pas les mots que j’entends dans mon cœur, car je te connais depuis que tu étais tout petit. Mais qu’est-ce qui t’a poussé à un tel acte ?
Il posa la tête sur sa poitrine et dit à voix basse :
— Sancia ! Sur mon âme, je suis lié à elle d’une manière que je ne comprends pas. Sans elle, j’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer.
Lucrèce pensa à Alfonso et comprit. Puis elle songea à César. Comme il devait souffrir ! Ils étaient tous des victimes de l’amour, qui lui parut infiniment plus traître que la guerre.
César ne pouvait entamer sa nouvelle campagne militaire en Romagne sans d’abord passer voir sa sœur. Il fallait qu’il la voie pour s’expliquer, lui demander son pardon, regagner son amour.
Quand il arriva à Nepi, Sancia tenta de lui interdire le passage, mais il la repoussa, se dirigea vers les appartements de sa sœur et y entra.
Lucrèce était assise et jouait au luth une mélodie plaintive. Apercevant son frère, elle s’arrêta net.
Il courut vers elle et s’agenouilla :
— Je maudis le jour où je suis né ! Je maudis le jour où j’ai découvert que je t’aimais plus que la vie… J’ai voulu te revoir un instant avant de repartir combattre, car sans toi aucune bataille ne vaut la peine d’être menée.
Elle posa la main sur sa tête et lui caressa les cheveux jusqu’à ce qu’il ose lever les yeux. Mais elle ne disait mot.
— Me pardonneras-tu ? demanda-t-il.
— Comment refuser ? répondit-elle.
Les yeux de César – mais pas ceux de Lucrèce – se remplirent de larmes :
— M’aimes-tu encore plus que tout ?
Elle hésita :
— Je t’aime, mon frère, car toi aussi tu es un pion dans le jeu où nous sommes pris, ce pourquoi je nous plains tous les deux.
Il se leva, perplexe, mais tint à la remercier :
— Maintenant que je t’ai revue, il me sera plus facile de conquérir de nouveaux territoires pour Rome.
Elle lui permit de la prendre dans ses bras et en fut réconfortée, malgré tout ce qui s’était passé.
— Je pars unifier les États pontificaux, dit-il, et, quand nous nous reverrons, j’espère y être parvenu.
Elle sourit :
— Si Dieu le veut, nous serons bientôt tous deux de retour à Rome.
Au cours des mois qui suivirent, Lucrèce se mit à lire sans arrêt : les vies des saints, celles des grands hommes, les œuvres des philosophes. Elle se remplit l’esprit et finit par comprendre qu’une seule question importait :
Devait-elle vivre ou mettre fin à ses jours ?
Dans le premier cas, comment trouver la paix ? Son père aurait beau la remarier à n’en plus finir, jamais elle n’aimerait comme elle avait aimé Alfonso.
Pour vivre, il lui faudrait aussi pardonner à ceux qui lui avaient fait du mal – faute de quoi, la colère qui lui envahissait le cœur et l’esprit la pousserait à la haine et la priverait de sa liberté.
Trois mois après son arrivée à Nepi, elle ouvrit les portes du château à son peuple, pour entendre ses plaintes, et chercher à élaborer un système de gouvernement qui profiterait aux pauvres comme aux riches. Elle était décidée à vouer son existence à ceux qui ne pouvaient se défendre, qui avaient autant souffert qu’elle.
Si elle faisait usage du pouvoir que son père lui avait donné, si le nom des Borgia lui permettait de faire le bien, comme il permettait à César de faire la guerre, peut-être la vie vaudrait-elle
Weitere Kostenlose Bücher