Le sang des Borgia
bonne et due forme.
Le maître de Milan, qui s’apprêtait à boire, se figea d’un coup – mais quelques instants lui suffirent pour se remettre :
— Votre Sainteté, c’est inutile – si du moins vous parlez de Giovanni et de votre fille Lucrèce ?
Alexandre se leva :
— Oh que si, Ludovico ! Cela fait des mois que Giovanni a quitté Rome pour Pesaro, laissant seule son épouse ! Le Maure se leva à son tour, imité par son neveu :
— Giovanni est rentré chez lui suite aux menaces de votre fils, Très Saint-Père.
César, resté assis, finissait son vin.
— Des menaces, mon fils ? dit le pape. Est-ce vrai ?
— Ce n’est pas mon genre, répliqua César d’un ton très calme. Si quelqu’un me met en fureur, je le défie en duel. Et je ne me souviens pas l’avoir fait avec toi, Giovanni, ajouta-t-il en jetant à son beau-frère un regard glacé.
— Peut-être n’as-tu pas osé, répliqua l’intéressé d’un ton arrogant.
Un peu crispé, le Maure se tourna vers Alexandre.
— Votre Sainteté, Giovanni est revenu à Rome. Sa femme et lui auraient pu vivre heureux à Pesaro, mais Lucrèce a refusé : elle voulait être ici.
Les quatre hommes allèrent s’asseoir dans le cabinet de travail du pape. Celui-ci s’impatientait :
— Ludovico, mon ami, nous pourrions discuter toute la journée, mais vous et moi avons autre chose à faire. Giovanni et Lucrèce doivent se séparer. Je suis sensible à vos inquiétudes, comme à ce que peut ressentir votre neveu. Cependant cela doit être fait, pour le bien de l’Église.
— De l’Église ? demanda le More, perplexe.
Alexandre et lui se mirent à marcher de long en large.
— Saint-Père, chuchota-t-il, je suis certain que Giovanni accéderait à vos exigences, s’il pouvait être établi que le mariage était nul depuis le début, Lucrèce ayant été fiancée à un Espagnol.
Le pape lui posa la main sur l’épaule :
— Ludovico, Ludovico, cela pourrait être réglé sans problème. Mais la commission n’est pas d’accord.
La voix du Maure baissa encore :
— Vous pourriez promulguer une bulle.
— C’est vrai – s’il s’agissait de la fille d’un autre. On ne peut invoquer que l’impuissance, le mariage n’ayant jamais été consommé. La commission l’acceptera, comme le peuple – et j’ai le témoignage écrit de Lucrèce.
Giovanni se dressa d’un bond, rouge de colère :
— Elle ment ! Je ne suis pas impuissant, et jamais je ne le reconnaîtrai !
Le Maure se tourna vers lui :
— Assieds-toi ! lança-t-il d’un ton sans réplique. Il nous faut trouver un moyen de satisfaire le Saint-Père.
Le maître de Milan savait en effet avoir besoin du pape, car les troupes françaises ne feraient qu’une bouchée de sa ville s’il ne pouvait compter sur les soldats de la papauté et du royaume d’Espagne.
— J’ai peut-être une solution, intervint César. Lucrèce dit une chose, Giovanni une autre. Je propose donc de réunir les membres de nos deux familles dans une grande salle, où nous installerons un lit dans lequel se glissera une courtisane des plus attirantes. Giovanni l’y rejoindra et fera la preuve de sa virilité.
— Devant nos deux familles ? s’exclama le jeune homme, scandalisé. Jamais je n’y consentirai !
— Cela règle la question, intervint Alexandre. Giovanni refuse l’occasion de prouver qu’il est un homme, nous devons donc en conclure que les déclarations de Lucrèce sont exactes. Bien entendu, nous saurons nous montrer généreux, car il a fait ce qu’il a pu, et de toute façon ce n’est pas le moment de blâmer qui que ce soit.
Giovanni voulut parler, mais son oncle l’en empêcha :
— La famille tout entière te reniera si tu refuses. Tu y perdras ton titre et tes terres ! Au moins, tu seras toujours duc, et ce n’est pas rien.
Plus tard, seul dans ses appartements, César s’assit pour relire le message reçu la veille de sa sœur. Être séparé de Lucrèce lui pesait, mais quelque chose d’autre le préoccupait. Il tremblait.
Une ligne semblait se détacher du texte :
« À cette heure, je ne suis pas libre de parler d’une question de première importance pour nous. »
Ce qui l’inquiétait le plus, c’était ce ton guindé, ce refus de donner la moindre information : bref, tout ce que Lucrèce ne disait pas. César la connaissait suffisamment pour comprendre qu’elle avait un secret qui, s’il était révélé, les mettrait tous en
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