Le sang des Borgia
de plus en plus son beau-frère, et se mettrait en fureur en découvrant chez elle un des serviteurs du duc…
Le petit homme s’exécuta et se couvrit la tête de vêtements, au cas où le cardinal déciderait de fouiller la pièce.
César embrassa sa sœur, l’air ravi :
— Père a décidé de t’accorder le divorce, comme tu le voulais. Il est désormais certain que ce porc de Giovanni Sforza ne nous a servi à rien ; et Milan est désormais passé du côté des Français. Père est également mécontent de savoir que tu es malheureuse avec lui.
Lucrèce s’assit sur un divan et lui proposa de faire de même, mais il préféra marcher de long en large dans la pièce.
— Que vas-tu dire à Giovanni ? demanda-t-elle. Et comment puis-je divorcer ? Ce n’est pas un hérétique, il ne s’est rendu coupable d’aucune trahison… Certes, il ne m’a pas rendue heureuse…
— C’est un crime suffisant ! lança César en souriant.
— J’en suis bien persuadée ! dit-elle, amusée. Mais je crains que les autres ne soient d’un avis différent.
— Père ne courra pas le risque d’un procès, reprit César d’un ton plus grave : cela ferait scandale. Il a simplement ordonné que Giovanni disparaisse.
— C’est impossible ! C’est une brute, certes, mais si je suis malheureuse, c’est avant tout parce qu’il n’est pas toi. Cela ne peut mériter un tel châtiment.
— Préfères-tu dire au Saint-Père que tu refuses d’obéir à ses ordres, ce qui te condamnerait aux flammes de l’enfer, pour un porc tel que ton mari ?
— Lui a-t-on demandé s’il acceptait de voir annuler le mariage ?
— C’est ce que père a fait, mais Giovanni a refusé. Il n’y a plus de discussion possible.
— Alors, préviens notre père que je ne veux pas souiller mon âme en laissant commettre un tel acte. L’enfer est éternel ; j’ai commis bien des péchés, mais j’espère que Dieu sera assez compatissant pour m’accorder le paradis.
— Lucrèce, soupira César, il faut faire quelque chose, et vite, pour mettre un terme à cette mascarade.
— Je désire plus que tout être débarrassée du duc, tu le sais parfaitement. Mais je me soucie trop de mon salut pour prendre part à son assassinat.
César était si certain que Lucrèce serait ravie, que sa réaction le déçut. Il comptait bien l’arracher aux griffes de celui qui les séparait l’un de l’autre – et ce faisant, se présenter en sauveur. Furieux, il préféra se retirer, non sans s’écrier :
— Ma chère sœur, se trouver entre père et toi, c’est vraiment être pris entre les mâchoires d’une tenaille ! Dis-moi donc ce que tu veux que je fasse !
— Ne te renie pas toi-même, et ne trahis pas un autre, répondit-elle.
Puis, quand Lucrèce fut certaine qu’il s’était éloigné, elle passa derrière le paravent. Le malheureux chambellan tremblait de tous ses membres sous l’entassement de vêtements qui le dissimulaient.
— As-tu entendu ? demanda-t-elle.
— Pas un mot, duchesse, pas un mot ! balbutia-t-il, terrifié.
— Mon Dieu! Es-tu donc sot à ce point ! Pars, va le répéter au duc. Il faut qu’il se hâte : je ne veux pas que mes mains soient souillées de son sang. Allez, pars !
Quand le chambellan, hors d’haleine, vint confier à son maître ce qu’il avait surpris, Giovanni Sforza s’en alla voir le pape et lui demanda la permission de ne pas assister aux vêpres du soir : il voulait se rendre dans l’église Sant’Onofrio, au sortir de Rome, pour s’y confesser.
Alexandre accepta : c’était la Semaine sainte, et à cette période tout pécheur pouvait obtenir dans cette église une indulgence plénière lavant son âme de ses péchés.
Vu les projets qu’il avait en tête, le pape donna donc son accord.
À peine parvenu à destination, Giovanni monta un cheval turc fourni par le commandant de ses troupes et, poussé par sa propre terreur, galopa vingt-quatre heures d’affilée avant de parvenir à Pesaro. Devant les portes de la ville, l’animal épuisé s’effondra et mourut.
Giovanni Sforza, qui aimait plus les bêtes que les hommes, en fut accablé. Il ordonna à ses serviteurs de faire enterrer sa monture en grande pompe et s’enferma plusieurs jours durant, mangeant à peine et ne parlant à personne. Les citoyens de la ville ne purent dire s’il pleurait la perte de sa femme ou celle de son cheval.
Lucrèce était furieuse que son père ne l’ait pas
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