Le sang des Dalton
je ne me pisse pas franchement dessus après votre petit laïus. »
L’homme de la Southern Pacific se leva de sa chaise et rengaina son revolver nickelé dans son étui de ceinture : « On m’avait bien averti que vous étiez stupide. »
Grattan n’était pas le seul des Dalton que Smith avait à l’œil en Californie. Il surveillait aussi notre frère Littleton, qui était bien plus âgé que nous et aussi pépère qu’une salopette, ainsi que Bob et McElhanie, qui débarquèrent chez notre cousin Sam Oldham à Kingsburg en novembre. Il affirma même que McElhanie n’était autre qu’Emmett Dalton sous un faux nom. Je suppose qu’on se ressemblait un peu. Et Smith surveillait aussi mon frère Bill, qu’il tenait pour le plus dangereux d’entre nous.
William Marion Dalton mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et, en 1891, il avait vingt-huit ans, soit sept de plus que Bob et deux de moins que Grat. Il avait épousé en 1883 une dénommée Jenny Blivens du comté de Merced, la fille d’un agriculteur prospère. Bill était un homme heureux, prompt à décocher des clins d’œil et à donner des claques dans le dos, un homme qui avait la mémoire des noms, de grandes ambitions politiques, les yeux bleus et une barbe semblable à celle du défunt président Lincoln. Il parlait comme un éditorialiste et il était aussi populaire à Clovis et à Paso Robles que le clown de la classe dans une école de garçons. Les compagnies de chemin de fer et leurs représentants étaient ses ennemis intimes, le « ils » récurrent de toutes ses phrases. Il avait été directeur de campagne pour Ed O’Neill lorsque celui-ci avait été élu shérif du comté de Fresno sur la liste électorale hostile aux chemins de fer, et il était le fils que n’avait jamais eu T. W. Breckinridge, un avocat pénaliste respecté.
Il les avait tous deux invités à dîner avec leurs épouses et, après le rôti de porc et la tarte à la rhubarbe, il était allé embrasser ses enfants dans leur lit, puis avait rejoint ses amis au salon pour fumer des cigares verts pendant que les femmes faisaient la vaisselle et chantaient des cantiques. Ils évoquèrent tous trois une éventuelle candidature à l’assemblée de Californie. Bill pouvait se présenter soit en tant que démocrate, soit en tant que populiste, et il bénéficierait vraisemblablement du soutien financier d’Adolph Sutro, le pamphlétaire hostile aux chemins de fer. Mon frère avait écouté les louanges qu’on lui adressait en faisant rouler son cigare entre ses lèvres.
C’était alors qu’un certain Mr Smith de la Southern Pacific, tout en sourcils et en épaules, avait frappé à la porte avec circonspection et que Bill lui avait ouvert.
« Vous êtes un électeur ?» s’était enquis mon frère avec un grand sourire.
Smith se présenta, Bill répliqua en plaisantant qu’il le laisserait quand même entrer et le responsable de la sécurité s’installa sur le bord d’une chaise qu’on avait ramenée pour lui de la salle à manger en appliquant un mouchoir sur ses joues. Breckinridge se servit un bourbon et se posta à l’écart, d’où il observa le shérif O’Neill, dont le trait le plus saillant était son nez (à tel point qu’on le surnommait « le mulot » quand il était gamin), qui causait boutique avec Smith histoire de meubler la conversation. O’Neill demanda à Smith ce que donnaient les bénéfices de la Southern Pacific et si on avait déterminé qui étaient les auteurs des deux dernières attaques. Breckinridge rapporta un verre à Bill et se rassit. Mon frère et lui prêtaient l’oreille comme s’ils n’avaient rien de mieux à faire. O’Neill voulut savoir si la Southern Pacific avait adopté des mesures de précaution supplémentaires pour empêcher les coups de main contre les voitures de messagerie.
« On est à l’affût des suspects potentiels, déclara Smith. C’est le plus important.
— Ah, fit Breckinridge. C’est bien.
— Il y a ici beaucoup de non-dit, alors je vais mettre les pieds dans le plat, lâcha Smith en se tournant vers mon frère Bill. Je vous prédis un avenir radieux, Dalton. Peut-être même que vous serez un jour président. Gardez simplement vos distances avec vos frangins.
— Mes frères sont des gens très bien, objecta Bill. Ils sont jeunes, c’est tout.
— Ils sont casse-cou, ils sont irréfléchis et ils ne vivront pas vieux », lui opposa Smith – sur quoi il
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