Le scandaleux Héliogabale : Empereur, prêtre et pornocrate
se sentait bien que parmi cette foule anonyme de desservants en robes colorées, d’orfèvres, de charretiers livrant leurs victuailles, de bouchers apportant leurs bêtes, de servantes, de galles, de joueurs de flûte, de frappeurs de crotales, de vierges aux seins nus, de nécromants hallucinés.
Il était le maître de ce peuple de fourmis au service d’Élagabal, de ces esclaves sans conscience, mobilisés nuit et jour, sept jours sur sept, tous les jours de l’an, pour nourrir, divertir et honorer le grand Soleil, ce rapace immobile, figé dans la pierre, qui exigeait ses quatre repas quotidiens, ses prières, ses offrandes et ses victimes.
Varius savait que les Romains se moquaient des cultes orientaux.
La plupart d’entre eux qualifiaient les rites sémites de « répugnantes superstitions », et se raillaient des cérémonies des Syriens, qu’ils trouvaient trop bruyantes et trop bariolées.
Mais le jeune prêtre, lui, se moquait des austères Latins, de leurs mythes infantiles, de leur dévotion glacée et compassée, de leurs prières formulées comme des procédures, de leur prosaïsme utilitaire, de leur religion administrative et civique, de leur ignorance crasse.
Varius méprisait les divinités grecques et romaines, ces pauvres dieux à figure humaine qu’on affublait des défauts et des vices des mortels, faibles et corrompus. Des milliers de dieux pitoyables auxquels les Romains avaient attribué des fonctions strictement définies, et qu’ils n’invoquaient qu’en considération de leurs compétences respectives. Ainsi Neptune n’était-il imploré que pour calmer les fureurs de la mer, Vénus pour féconder le ventre des femmes, Jupiter pour redresser une injustice, Mars pour remporter une bataille ! Varius considérait cette religion comme une religion de simples d’esprit, propre à rassurer un peuple stupide et peureux et à le consoler des petits avatars de son existence humaine. En outre, ces divinités à triste figure entendaient imposer aux hommes la pratique de vertus totalement étriquées : l’obéissance, la tempérance, la chasteté, le respect des lois. En un mot, ils leur enseignaient toutes les formes de la servitude.
Le culte d’Élagabal, du Sol Invictus (30) , représentait une tout autre dimension.
Car Élagabal, lui, était le dieu suprême dans les cieux, le créateur et l’ordonnateur de toutes choses ici-bas, la source de toute vie et de toute intelligence. Élagabal était le maître absolu du monde végétal, animal et sidéral, de la génération et de la fructification, des vivants et des morts : tout, depuis le brin d’herbe jusqu’aux constellations du ciel, dépendait de lui.
Le Soleil commandait le destin des hommes et le cours des planètes. L’astre radieux était le principe même de l’unité dans ce monde ; il était plus puissant que toutes les divinités d’Orient et que tous les dieux réunis de l’Olympe et du panthéon romain.
À ce culte du Soleil, dont il avait découvert dès son berceau la vérité intangible, au point d’en être imprégné dans tout son être, venait paradoxalement s’ajouter une fascination confuse pour la liturgie et les mystères des autres religions arabes, qui satisfaisait son besoin d’émotions spirituelles et sensuelles.
Il connaissait ainsi les rites d’Artagatis et de Salambô, de Cybèle, la Grande Mère des Phrygiens, de Dusarès, de Sabazius, la divinité des Thraces, du Ba’al de Damas, du Hadad de Baalbek-Héliopolis et du Shamash des Perses. Sa dévotion pour sa pierre céleste et son astrolâtrie plongeaient leurs racines multiples dans l’humus particulièrement fertile mais aussi singulièrement confus de ces autres religions sémitiques. Il avait fait siennes toutes les démonstrations excessives de ces croyances ancestrales de l’Anatolie et de l’Arabie, il les avait recueillies, intégrées, rassemblées, fondues, en un seul et même culte, celui d’Élagabal.
Varius détestait le formalisme des Romains, la sécheresse scrupuleuse de leurs pratiques. Son cœur ne vibrait, lui, qu’à la vue de l’or et du sang, au son des sistres, des cymbales et des tambourins. Comme tous les Orientaux, l’enfant mystique aimait les exhibitions sacrificielles, les mutilations volontaires, les grandes parades de costumes bigarrés, qui mêlaient les cris, les transes et l’étourdissement de la danse.
CHAPITRE IV
Pendant que le jeune prêtre se préparait à sacrifier à sa
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