Le Secret de l'enclos du Temple
l'appartement de M. de Tilly, toutes en enfilade et réparties autour d'une cour intérieure : la chambre de Gaston, la bibliothèque, une antichambre, et une salle servant à la fois de cuisine, d'office et de bouge pour les deux valets, la femme de chambre et la cuisinière logeant dans les combles de la maison.
Les deux femmes s'étaient d'abord installées dans la bibliothèque, mais une fois mariée, Armande avait demandé à son mari que sa cousine Angélique reste quelque temps, ses ressources se révélant insuffisantes pour louer un appartement. Elle occupait donc la bibliothèque et Gaston travaillait désormais dans sa chambre.
C'est là qu'il avait reçu M. Tardieu, la semaine précédente.
— Monsieur le procureur, lui avait dit le lieutenant criminel, j'aurais aimé votre présence à la sixième affaire de la prochaine audience de la chambre criminelle. Sans être de la même envergure que celle de M. La Brizardière 12 , que vous avez résolue il y a deux ans, c'est une affaire dans laquelle Belzébuth joue le premier rôle.
En avril 1646, un ancien sergent, galérien évadé nommé La Brizardière, avait roué de coups le contrôleur des Finances M. Particelli d'Émery soi-disant pour le désenvoûter. Gaston de Tilly, grâce à son ami Louis Fronsac, avait réussi à capturer le galérien évadé et l'avait remis au lieutenant criminel.
— Belzébuth ? avait répété Gaston de Tilly, intrigué.
— Plus exactement, il s'agit d'une femme qui a commercé avec un inconnu prétendant être capable d'invoquer le Démon.
— Dites-m'en plus, avait prudemment demandé M. de Tilly qui se méfiait du magistrat.
Certes, Jacques Tardieu, lieutenant criminel depuis 1636, était plutôt bien considéré au Châtelet, à la prévôté et à la chancellerie. Sa sévérité, son loyalisme, et surtout sa souplesse envers le pouvoir, en faisaient un homme apprécié de la Cour. Il avait cependant deux graves défauts qui allaient ensemble : une pingrerie peu commune, et une rapacité effrénée envers la fortune des prévenus.
Son avarice se devinait à son apparence : ses habits étaient usés jusqu'à la trame, ses chaussures percées, son manteau élimé, son chapeau avachi, et les innombrables taches de boue et de crotte sur sa robe témoignaient qu'il allait à pied de sa maison du quai des Orfèvres jusqu'au Châtelet, n'ayant ni mule, ni cheval, ni laquais.
Quant à sa rapacité, elle se traduisait par une étonnante souplesse à détourner les yeux lorsqu'on lui présentait une bourse emplie de pièces sonnantes, quelques poulardes ou un tonnelet de vin. Après tout, se justifiait-il, il ne s'agissait que d'épices pour faire avancer une affaire dans le bon sens ! Tallemant, qui détestait la corruption, disait de lui qu'il aurait mérité d'être pendu deux ou trois fois, mais il était sévère, car à ce compte il aurait fallu pendre la moitié des juges du Châtelet et du Palais.
— Notre prévenue se nomme Madeleine Dufresne, poursuivit Tardieu. Son mari est barbier chirurgien et valet de chambre maître d'hôtel de M. Goulas, le secrétaire des commandements du duc d'Orléans. Elle habite rue de Notre-Dame-de-Nazareth, près du Temple. C'est une femme naïve jusqu'à la sottise qui voit peu son mari, car il est souvent en service. Elle a entendu parler d'un sorcier qui, la nuit, recevait des adeptes dans les moulins du Temple. Il suffisait de lui faire une offrande pour qu'il la multiplie par treize, le mois suivant. Un jeune garçon lui aurait ainsi raconté avoir porté un écu et en avoir reçu treize. Elle s'y est donc rendue, et a rencontré l'intercesseur qui lui a affirmé être au service du Diable. Elle lui a proposé un louis, pour en avoir treize, mais il lui a ri au nez, déclarant n'intercéder jamais auprès du Démon pour moins de cent écus. En échange, elle pouvait être assurée de recevoir treize cents louis, le mois suivant.
Gaston écoutait, goguenard. Cette histoire, il l'avait déjà entendue dix fois, avec de nombreuses variantes ! Comme si le Diable passait son temps à jouer au banquier ! N'avait-il pas autre chose à faire ?
— Rentrée chez elle, son mari étant absent elle a vendu quelques meubles et sa vaisselle d'argent pour un millier de livres porté au ministre de Belzébuth. Seulement, avant que le Diable ne revienne avec la récompense, le mari est rentré 13 . Découvrant sa maison vide et apprenant que sa femme avait donné
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