Le secret d'Eleusis
journée avait été fructueuse, assez pour justifier la récompense qu’elle avait reportée la veille. Elle ouvrit le minibar, mais les mignonnettes, ce n’était pas son style. Elle se changea et descendit au bar de l’hôtel. Malheureusement, il était vide et toutes les lumières étaient éteintes. Elle sortit sur le perron, puis regarda d’un côté et de l’autre. Il y avait une rangée de voitures, mais pas de Mercedes noire. Elle remit son foulard et ses lunettes de soleil afin de garder l’anonymat et se rendit dans la Plaka à pied pour se mettre en appétit. Ou plutôt justifier sa soif.
C’était le début de soirée. Les lumières des cafés, des restaurants et des boutiques nocturnes commençaient à briller dans l’obscurité, mais pas assez pour créer l’ambiance chaude de la nuit. Un lampadaire s’alluma en vacillant. Nadia serra son manteau contre elle et enfouit sa tête dans le col. Elle frissonnait. Pourtant, malgré le vent qui soufflait en rafales, il ne faisait pas si froid. Elle sombra dans ses souvenirs. C’était arrivé une nuit comme celle-ci, sauf qu’elle n’était pas seule, bien sûr, lorsque tout avait commencé.
Elle arriva sur une place, où quelques groupes de touristes intrépides dînaient al fresco . Elle fit demi-tour et poursuivit son chemin dans l’autre sens. Elle avait plus que jamais besoin d’un verre. La vue de familles réunies lui faisait souvent cet effet-là.
Elle était au journal depuis trois semaines seulement. Rédactrice pour un magazine de mode, elle avait été débauchée par le patron, qui voulait pimenter un peu son journal. Albert venait de rentrer après avoir passé un mois éreintant à Samegrelo, où il avait couvert la guerre civile. Et à son retour, il avait appris que son article de fond sur le suicide de Gamsakhourdia avait été tronqué pour faire de la place à un papier sur les maillots de bain. Sa dispute avec le rédacteur en chef avait été d’une violence interminable.
— Mais bien sûr ! avait-il hurlé. Pourquoi pas ? Notre pays est en train de tomber en lambeaux, écrivons sur les bikinis !
Nadia s’était sentie à la fois honteuse et pleine de colère. Et c’était la colère qui l’avait emporté. Elle était allée dans le bureau d’Albert avec l’intention de lire son article et de le déchirer en morceaux. Mais au bout de deux paragraphes, elle avait été totalement captivée par son récit. Dans la mesure du possible, elle évitait toujours de lire les reportages sur la guerre, qui la déprimaient trop. Alors cela avait été une véritable découverte pour elle. Elle avait été profondément émue par les horreurs qui avaient lieu dans son propre pays, par les exactions commises par les Géorgiens envers d’autres Géorgiens. Arrivée au bout de l’article, elle avait senti une présence derrière son épaule.
— Alors c’est toi ? avait maugréé Albert. C’est toi qui écris sur les bikinis ?
Elle s’était retournée, prête à s’entendre dire ses quatre vérités, ce qui lui avait semblé mérité. Mais dès qu’il avait vu ses yeux brillants de larmes, il s’était radouci. Il était impossible pour un homme de se mettre en colère contre une belle femme qui pleurait en lisant ce qu’il avait écrit. En tout cas, c’était ce qu’il avait dit le lendemain matin en passant le bras au-dessus d’elle pour attraper son paquet de cigarettes. Culte du héros du côté de Nadia ; luxure du côté d’Albert. Ce n’était pas la meilleure recette pour un mariage mais, malgré leur différence d’âge, ils avaient construit une relation durable, à laquelle ils tenaient tous les deux.
Albert n’avait jamais craint de poser les questions que les autres n’osaient pas poser, ni de parler sans langue de bois des crimes qu’il connaissait. Aussi, ils avaient toujours su qu’ils en paieraient peut-être le prix un jour. Un soir, un homme coiffé d’une casquette de base-ball, le visage caché derrière une écharpe, leur avait tendu une embuscade. Il avait attendu qu’ils entrent dans la maison pour sortir de l’ombre, puis il avait jeté Albert à terre, avant de refermer la porte derrière lui.
Bien sûr, le premier réflexe d’Albert avait été de se relever et de se battre, tout en criant à Nadia de s’enfuir. Et l’homme lui avait donné un coup de couteau dans le ventre, puis un autre en plein cœur. Après avoir essuyé la lame sur sa manche, il lui avait
Weitere Kostenlose Bücher