Le seigneur des Steppes
d’eux. Un long cri de
frayeur monta des piquiers, qui n’avaient plus d’officiers pour les regrouper.
Kachium repartit dans l’autre sens par l’extérieur, trop
loin cette fois de la colonne pour tirer. Ses cavaliers inversèrent le
mouvement avec la facilité acquise à l’entraînement et les seconds carquois se
vidèrent rapidement. Kachium vit le sillage de cadavres que la colonne laissait
derrière elle en avançant sous la grêle mongole. Les soldats parvenaient à
maintenir les rangs, mais leur allure ralentissait. Remplaçant les officiers
morts, certains donnaient des ordres, conscients que céder à la panique
conduirait à leur anéantissement.
Kachium dut reconnaître leur bravoure : beaucoup d’autres
troupes se seraient effondrées avant. Parvenu à la tête de la colonne, il fit à
nouveau demi-tour et remonta par l’intérieur, ses épaules le brûlant à force de
bander son arc. Il imagina l’expression qu’aurait Gengis lorsque les restes
dispersés de l’armée jin viendraient recevoir l’accueil qu’il leur réservait
devant Yenking. Cette pensée le fit rire tandis que ses doigts douloureux
plongeaient dans le carquois. Plus qu’une dizaine de flèches. Les arbalétriers
continuaient à tirer et Kachium devait prendre une décision. Il sentait que ses
hommes attendaient l’ordre de dégainer leur sabre et de tailler la colonne en
pièces. Tous les carquois se vidaient rapidement et quand la dernière volée
aurait été tirée, ils auraient fait leur travail. Ils connaissaient les ordres
aussi bien que Kachium, mais ils tournaient néanmoins vers lui des yeux pleins d’espoir.
Il serra les mâchoires. Yenking était encore loin et Gengis
lui pardonnerait sûrement s’il réduisait lui-même l’armée ennemie à néant. Il
la sentait au bord de la rupture. Tout ce qu’il avait appris pendant des années
de guerre le poussait dans ce sens.
Il se mordilla un moment l’intérieur de la joue, secoua la
tête et décrivit finalement un large cercle dans l’air avec son poing. Tous les
officiers répétèrent le geste et les cavaliers allèrent prendre position
derrière les restes de la colonne.
Ils reformèrent les rangs, pantelants. Ceux qui avaient
encore des flèches les tirèrent en visant avec soin, choisissant leur cible. Kachium
pouvait voir la frustration de ses hommes, contraints de laisser les Jin s’éloigner.
Ils tapotaient l’encolure de leurs bêtes et regardaient leurs officiers, furieux
d’être privés de carnage. Kachium sut rester sourd aux protestations qui
montaient de toutes parts.
Devant lui, les soldats ennemis se retournaient, terrifiés, convaincus
qu’il allait les attaquer par-derrière. Il les laissa prendre un peu d’avance
et mit son cheval au pas, puis ordonna à son aile droite et à son aile gauche d’envelopper
l’arrière de la colonne et de la pousser vers Yenking.
Derrière eux, les Jin laissaient une file de cadavres longue
de plus d’un kilomètre, parsemée de piques et de hampes de drapeau. Kachium
envoya une centaine d’hommes piller les morts et achever les blessés.
Ce fut seulement en fin d’après-midi que la colonne se
retrouva en vue de la cité qu’elle était venue secourir. Les soldats jin
rescapés marchaient la tête basse, le moral brisé. Lorsqu’ils découvrirent que
dix mille autres Mongols armés de lances et d’arcs leur barraient la route, ils
poussèrent des gémissements de détresse. Sachant qu’ils ne réussiraient jamais
à passer, ils hésitèrent puis s’arrêtèrent enfin. Kachium leva de nouveau le
poing pour retenir les cavaliers mongols approchant trop de l’arrière de la
colonne. Il fut heureux de ne pas avoir privé Gengis de ce moment quand il le
vit s’écarter du tuman et mettre son cheval au petit galop.
Épuisés par leur marche, à bout de souffle, les soldats jin
le suivirent de leurs regards éteints. Les chariots de vivres avaient reculé
dans la file lorsque les hommes avaient pressé l’allure et Kachium avait envoyé
des guerriers inventorier leur chargement.
Gengis s’approcha délibérément de la colonne et un murmure d’admiration
parcourut les rangs des guerriers ravis de cette démonstration de courage. Le
khan courait peut-être encore le risque d’être atteint par un carreau d’arbalète
mais il passa sans un regard pour les soldats ennemis, apparemment insensible
aux milliers d’yeux braqués sur lui.
— Tu ne m’en as pas laissé
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