Le seigneur des Steppes
les mules s’ébranlèrent.
Temüge glissa une main sous lui pour sentir le contact de la soie mais ses
doigts rencontrèrent une étoffe rugueuse. On avait pris la précaution de
recouvrir le précieux tissu mais il n’en espérait pas moins que Chen Yi avait
graissé la patte à d’autres soldats gardant l’entrée de Baotou. Temüge se
sentait pris dans des événements sur lesquels il n’avait aucun contrôle. Si on
fouillait les chariots, il ne reverrait jamais les monts du Khenti. Comme
Kökötchu le lui avait appris, il pria les esprits de le guider dans les eaux
sombres des jours à venir.
L’un des matelots resta pour éloigner la jonque du quai. Seul,
il aurait beaucoup de mal à la manœuvrer et Temüge supposa qu’il la coulerait
quelque part, à l’abri des regards curieux. Chen Yi n’était pas le genre d’homme
à commettre une erreur et Temüge aurait bien voulu savoir si c’était un ennemi
ou un ami.
Ho Sa avait correctement estimé la distance qui séparait
Baotou du fleuve : environ vingt-cinq lis, selon la mesure des Jin. La
route était bonne, pavée de pierres plates permettant aux marchands de se
rendre rapidement à la ville. L’aube pointait à l’est quand Temüge, tendant le
cou dans l’obscurité, vit la masse sombre des murailles se rapprocher. Ce qui l’attendait
maintenant – une fouille des chariots qui entraînerait sa mort ou une
entrée sans encombre dans la ville – ne tarderait plus. Sous le coup de l’inquiétude,
la sueur lui picota la peau et il se gratta les aisselles. Il n’avait jamais
mis le pied dans une cité de pierre. Il ne pouvait chasser de son esprit l’image
d’une fourmilière qui l’avalerait, d’une masse d’étrangers qui l’encerclerait, le
bousculerait. Les familles mongoles semblaient très loin. Temüge se pencha vers
son frère, lui toucha presque l’oreille de ses lèvres pour murmurer :
— Si nous sommes découverts, ou si les gardes trouvent
la soie, il faudra courir et nous cacher dans la ville.
Khasar regarda vers l’avant du chariot, où Chen Yi était
assis.
— Espérons que nous n’en serons pas réduits à ça. Nous
ne réussirions jamais à nous retrouver et je crois que notre ami est plus qu’un
simple contrebandier.
Comme s’il sentait leurs regards, Chen Yi se retourna et
dans le jour naissant ses yeux brillaient d’une intelligence déconcertante. Temüge
sentit son inquiétude croître encore.
Ils n’étaient plus seuls à présent sur la route et l’aube
leur révéla une file de chariots bloqués aux portes. Beaucoup d’autres
voyageurs avaient passé la nuit sur le bas-côté en attendant qu’on les laisse
entrer. Chen Yi les dépassa sans accorder un regard aux hommes qui se
réveillaient en bâillant et qui avaient perdu leur place dans la queue. Des
champs s’étiraient au loin, montrant une terre brune maintenant que la moisson
était faite et que leur riz était allé nourrir la ville.
Les portes de Baotou étaient un assemblage massif de bois et
de fer, peut-être destiné à impressionner les visiteurs. De chaque côté se
dressaient deux tours reliées par une plateforme où se tenaient des soldats
armés d’arbalètes.
D’autres soldats ouvrirent les portes mais bloquèrent de
nouveau l’entrée par une perche en bois munie d’un contrepoids et prirent
position pour la journée. Les conducteurs des chariots de Chen Yi tirèrent
doucement sur les rênes de leurs mules pour les arrêter. Ils ne montraient
aucune nervosité, contrairement à Temüge, qui s’efforçait de retrouver le
masque froid qu’on lui avait appris dans son enfance. Les soldats s’étonneraient
de le voir transpirer dans la fraîcheur du matin et il s’essuya le front de sa
manche.
Derrière eux, un marchand fit halte lui aussi, salua
joyeusement quelqu’un arrêté sur le bas-côté. La file de chariots pénétra lentement
dans Baotou et Temüge constata que les soldats n’en arrêtaient qu’un sur trois,
échangeant quelques mots avec son conducteur. Ils avaient levé la barrière en
bois pour le premier et ne l’avaient pas baissé de nouveau. Temüge se récitait
les phrases apaisantes que Kökötchu lui avait apprises et y puisait un peu de
réconfort. La chanson du vent. La terre sous tes pieds. Les âmes des collines. Les
chaînes brisées.
Le soleil était au-dessus de l’horizon lorsque le premier
chariot de Chen Yi arriva aux portes. Temüge avait continué à compter
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