Le seigneur des Steppes
n’était pas par hasard qu’ils étaient arrivés au port à
la tombée de la nuit. Chen Yi avait arrêté la jonque dans une boucle du fleuve
sans daigner répondre quand Temüge l’adjurait de repartir. Le contenu de la
cale serait déchargé dans l’obscurité, une fois les collecteurs de taxes et
leurs soldats moins vigilants.
Temüge marmonna à mi-voix avec colère. Les problèmes de Chen
Yi ne l’intéressaient pas ; ce qu’il voulait, c’était descendre à terre le
plus vite possible pour se rendre à la ville. D’après Ho Sa, elle n’était
distante que de quelques heures à pied, mais cet environnement nouveau et
étrange rendait Temüge nerveux et il était pressé de partir. L’équipage aussi
semblait tendu lorsque Chen Yi trouva un endroit où amarrer la jonque et
attendre leur tour près du quai branlant.
Le port n’était guère impressionnant : quelques
dizaines de bâtiments en bois qui semblaient s’étayer l’un l’autre. Un lieu
sordide, bâti pour le commerce plus que pour le confort. Cela ne dérangeait pas
Temüge mais il avait repéré deux soldats bien armés qui inspectaient tout ce qu’on
déchargeait et il ne voulait pas attirer leur attention.
Il entendit Chen Yi parler à voix basse à ses hommes, sans
doute pour leur recommander de se taire et de baisser la tête. Temüge s’efforça
de cacher son irritation devant ce nouveau retard. Il était impatient de
quitter le fleuve et ce petit monde étrange qu’il ne comprenait pas. Un moment,
il s’était demandé s’il pourrait trouver sur le marché flottant des manuscrits
enluminés mais, apparemment, personne n’en faisait commerce et il ne s’intéressait
pas aux figurines sculptées que proposaient de jeunes garçons aux mains
crasseuses pagayant dans leurs coracles pour s’approcher de tout nouveau bateau.
Temüge les gratifiait d’un regard froid jusqu’à ce qu’ils passent leur chemin. Il
était d’une humeur noire quand Chen Yi vint enfin à l’arrière pour informer ses
passagers.
— Nous devons attendre qu’il y ait une place devant les
docks. Ne vous en faites pas, vous serez en route vers minuit, ou quelques
heures plus tard.
Au désagrément de Temüge, le petit homme se tourna vers
Khasar et lui sourit.
— Si tu ne mangeais pas autant, je te prendrais comme
matelot.
Khasar ne saisit pas le sens de ses paroles mais tapota l’épaule
de Chen Yi en retour.
— Si vous voulez, reprit le capitaine, je peux vous
emmener à la ville avec les chariots. Je vous ferai un bon prix.
Temüge ignorait totalement si le trajet jusqu’à Baotou était
facile ou non mais il présuma que le marchand qu’il prétendait être ne
refuserait pas cette offre. Aussi, bien que l’idée de voyager encore sous le
regard soupçonneux de Chen Yi le mit mal à l’aise, il se força à sourire et
répondit, dans la langue des Jin :
— Nous sommes d’accord. À moins que ton déchargement ne
dure trop longtemps.
— J’ai des amis pour m’aider, ce ne sera pas long, assura
le capitaine. Je vous trouve bien impatients, pour des marchands.
Lui aussi sourit mais son regard les observait attentivement.
Temüge se félicita que Khasar ne comprenne pas la conversation, il était aussi
facile à lire qu’une carte.
— Nous prendrons notre décision plus tard, conclut Temüge,
tournant le dos pour signifier à Chen Yi qu’il n’avait plus besoin de lui.
Le marinier les aurait peut-être laissés si Khasar n’avait
pointé le doigt vers les soldats postés sur le quai.
— Interroge-le sur ces hommes, dit-il à Ho Sa. Nous ne
tenons pas à ce qu’ils nous repèrent, et lui non plus sans doute. Demande-lui
comment il compte décharger sans qu’ils le remarquent.
Ho Sa hésita, il ne voulait pas révéler à Chen Yi qu’ils
avaient deviné que sa cargaison était illégale. Il ignorait quelle serait sa
réaction. Devant ses atermoiements, Khasar grogna et montra de nouveau les
soldats.
Le capitaine lui saisit le bras et l’abaissa précipitamment.
Mais il avait compris le sens du geste et répondit :
— Je connais des gens, il n’y aura pas de problème. Baotou
est ma ville, c’est ici que je suis né, tu comprends ?
Ho Sa traduisit, Khasar hocha la tête.
— C’est un fait dont il faut tenir compte, frère, dit-il
à Temüge. Il ne peut pas nous trahir pendant le déchargement, ça attirerait l’attention
sur cette marchandise au-dessus de laquelle nous avons dormi pendant
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