Le Serpent de feu
mort.
— Mort… ?
— Depuis onze années.
— Vous… Vous vous fichez de ma trombine ?
Cette fois, je crus bien qu’il allait s’étouffer. J’attendis qu’il eût dénoué complètement sa cravate et aspiré plusieurs grandes bouffées d’air avant de lui soumettre la copie du certificat de décès.
— En mars 1926 pour être précis, poursuivis-je. La dépouille a été embaumée par une société de pompes funèbres sise à Swindon et placée durant tout ce temps à l’intérieur d’un sarcophage, dans un parfait état de conservation. S’étant rendu compte que la momie avait disparu depuis plusieurs jours, les responsables de cette entreprise viennent de faire appel à nos services. Quand j’ai découvert hier au soir le portrait dans la presse, je suis aussitôt rentré à Londres pour vous alerter. James est demeuré dans le Wiltshire afin de recueillir des informations.
— Momie ? Sarcophage ? Parfait état de conservation ? maugréa Staiton en me retournant avec humeur le certificat. Je crains que vous et Trelawney ne soyez tombés sur la caboche !
— Regardez cette photo, inspecteur ! Ne s’agit-il pas du même homme que celui dessiné par Bishop ? Et cette marque-là, sur le cou, à la forme si particulière ? La similitude n’est-elle pas flagrante ?
— Qu’est-ce que vous trouvez flagrant, Singleton ? Qu’un macchabée se réveille onze ans après sa mort et s’en aille tranquillement commettre un assassinat ? J’appelle sur-le-champ le chef de la police de Swindon !
Staiton fit mine d’agripper le cornet acoustique de son téléphone, mais le geste manquait de conviction.
— C’est inutile. Il ne fera que vous confirmer que le bonhomme est décédé. Je vous ai présenté le certificat.
— S’il a avalé sa chique, comment diable voulez-vous qu’il ait tué Auber-Jones ?
— Cet après-midi, quand James nous aura rejoints, nous disposerons d’éléments qui permettront, je l’espère, de trouver une réponse à cette question. Mais au préalable, il est urgent de vérifier un point de la plus haute importance.
— Lequel ?
— Il faut soumettre cette photo à David Bishop pour qu’il nous confirme que c’est bien cet individu qu’il a vu sortir de chez Auber-Jones.
— Au point où l’on en est… Je me chargerai moi-même de cette tâche.
Le ton se voulait inflexible.
— Inspecteur, acceptez que nous nous y rendions tout de suite !
— Vous et moi ?
— Qui d’autre ?
— Mon jeune ami, vous semblez oublier que Scotland Yard est à même de se débrouiller sans le secours de vos lumières.
— Il va sans dire que, comme d’habitude, les honneurs d’un éventuel succès dans cette affaire vous échoiront de plein droit.
Je levai les yeux vers le plafond ripoliné, témoignage du précédent triomphe de mon interlocuteur, dans lequel je n’avais pas été sans tenir un rôle essentiel.
Le policier se frictionna si vigoureusement le sommet du crâne que je craignis un instant qu’il ne s’arrachât une touffe de cheveux.
— Quoi qu’il en soit, je vous l’ai dit, tout le monde est sur le pont dans cette affaire : le haut-commissaire, le CID, la Section spéciale. Un détective privé n’est pas habilité à participer à l’enquête officielle.
Sans attendre que le policier ait résolu le difficile cas de conscience qui agitait son esprit, je me levai et, tel un acteur sur la scène du Lyceum ou de l’ Alhambra , la main posée sur la poitrine, j’adoptai mon accent le plus mélodramatique.
— L’Empire britannique se trouve à un tournant de son histoire. Qui sait si des événements terribles ne sont pas en train de se tramer dans l’ombre ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Le message anonyme adressé à Scotland Yard : « Auber-Jones est mort pour ses idées. »
Fixée à l’un des murs de la pièce, dans un magnifique cadre doré, une photographie prise au début des années 1930 représentait la famille royale. On y reconnaissait George V et la reine Mary, entourés de leurs enfants : le prince de Galles, futur roi Édouard VIII ; le prince George, duc de Kent ; le prince Albert, futur roi George VI.
L’index tendu vers la photo officielle, je poursuivis ma déclamation.
— Dans moins de cent vingt heures, George VI doit être couronné roi de Grande-Bretagne et des dominions, empereur des Indes et souverain des lointaines colonies d’au-delà des mers !
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