Le Serpent de feu
n’y ont trouvé qu’un artiste en train de jouer du pinceau, et qui ressemblait autant à notre homme que moi à Rudoph Valentino. Autant vous dire que, vu l’humeur du haut-commissaire, j’ai préféré passer sous silence ce matin les deux tiers de ces dépositions.
— Je conviens que les témoignages que vous m’avez cités sont assez comiques, mais qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils sont tous sans fondement ? Parmi la quantité de ceux que vous avez collectés, il y en a peut-être un qui a un véritable lien avec l’affaire.
D’un seul coup, la figure de mon interlocuteur recouvra son sérieux. Il risqua un œil par-dessus son épaule, comme si une oreille indésirable était en mesure de capter ce qui allait se dire, puis il m’enjoignit d’un signe de me pencher plus près.
— Vous savez garder un secret, Singleton ?
— Heu… oui, je crois.
— Alors, écoutez ceci ! Bien qu’une dizaine d’agents travaillent en ce moment même à vérifier les moins grotesques de ces déclarations, nous avons cependant la faiblesse d’en repousser la plupart sans autre forme de procès parce que aucune, vous m’entendez, aucune ne permet de recouper la piste la plus sérieuse que nous avons décidé de privilégier.
— Et quelle est-elle ?
— Politique.
— Politique ?
— Vous n’ignorez pas que la victime, Bertram Auber-Jones, était un membre du parti travailliste. Brillant, appliqué, promis à un bel avenir, selon les dires de son entourage. D’ailleurs, il comptait briguer un poste de député aux prochaines élections à la Chambre des communes, dans une circonscription de l’ouest de la ville.
— Et alors ?
— Vous vous rappelez les événements de décembre dernier, peu après le discours d’abdication ?
Et comment, je me souvenais ! Même si, quelques jours plus tard, James et moi avions dû nous envoler pour le Continent, où l’on sollicitait notre concours dans une affaire du côté de la province de Galice, les incidents avaient été suffisamment graves pour marquer les mémoires. Juste après le discours d’abdication d’Édouard VIII, cinq cents Chemises noires de sir Oswald Mosley 3 avaient défilé en faisant le salut fasciste devant le palais de Buckingham au cri de « Baldwin 4 mort ou vif ! » et « Édouard sur le trône ! », et il y en avait eu autant devant la Chambre des communes. Le lendemain matin, le parti de Mosley avait organisé un vaste rassemblement à Stepney, dans l’East End, où leur chef avait prononcé une allocution musclée devant plusieurs milliers de personnes, exigeant que le peuple soit consulté au sujet de l’abdication. Des combats de rues entre fascistes et militants de gauche – travaillistes, communistes, anarchistes – s’étaient ensuivis, qui avaient fait de nombreux blessés. Parmi les commentateurs, les plus catastrophistes avaient craint pendant quelques jours le scénario d’une guerre civile.
— Auber-Jones a-t-il pris part aux émeutes ? demandai-je.
— Il ne semble pas qu’il y ait participé directement, mais ce qui est certain, c’est qu’il faisait partie, au sein de son camp, des plus virulents opposants aux idées extrémistes. À l’automne dernier, Auber-Jones s’était fendu de plusieurs articles dans les journaux à l’encontre de ce Mosley, évoquant le fait que dès octobre 1934, dans un discours au Royal Albert Hall, il avait ouvertement déclaré la « guerre aux Juifs ».
— Cela rend la tragique disparition de ce jeune politicien d’autant plus dommageable. Dans l’époque obscure que nous traversons, nous avons besoin de personnages au caractère trempé et attachés aux valeurs de démocratie et de liberté. Mais rien ne prouve pour autant que sa mort soit liée aux événements de décembre.
— C’est en tout cas ce que laisse entendre clairement le courrier anonyme.
— Le courrier anonyme ? répétai-je, interloqué.
— Hin-hin ! Il est parvenu dans les bureaux de Scotland Yard le surlendemain du meurtre, posté depuis le bureau de Poplar High Street, sur les Docks.
— Que disait-il ?
— Mot pour mot : « Auber-Jones est mort pour ses idées. »
— Mais la presse n’a pas fait état de cette lettre anonyme, que je sache.
— Pour sûr ! La consigne avait été donnée de ne rien dévoiler aux journalistes, tant à propos de l’existence du message que du tour politique que celui-ci faisait prendre à
Weitere Kostenlose Bücher