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Le Signe rouge des braves (Un épisode durant la guerre de Sécession)

Le Signe rouge des braves (Un épisode durant la guerre de Sécession)

Titel: Le Signe rouge des braves (Un épisode durant la guerre de Sécession) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Crane
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voyait le terrain devant eux déjà jonché de soldats déconfits.
    Toujours il avait la conscience de ses camarades présents autour de lui. Il sentait cette subtile fraternité dans le combat, plus important que la cause pour laquelle on se battait. Cette mystérieuse fraternité qui naissait sous le feu, le risque et la mort.
    Il avait une tache à accomplir ; comme un menuisier qui fabriquait des boîtes, et encore des boîtes ; seulement, il y avait une furieuse hâte dans ses mouvements. Lui dans ses pensées vadrouillait dans d’autres endroits, tout à fait comme le menuisier qui, pendant qu’il travaille, sifflote et pense à ses ennemis ou ses amis, son chez-soi ou le bar du coin. Et ces rêves entremêlés ne lui paraissaient jamais clairs après-coup, mais restaient une masse confuse de formes effacées.
    À présent il commençait à sentir les effets d’une atmosphère de bataille : une sueur d’enfer, et l’impression que ses pupilles dilatées allaient se fendre comme de la pierre brûlante. Un bourdonnement chaud lui emplissait les oreilles.
    Après cela une rage terrible suivit. Il sentait monter en lui la forte exaspération d’une bête harcelée, d’une vache paisible qu’une meute de chiens dérange. Il s’emporta follement contre son fusil qui ne pouvait abattre qu’un homme à la fois. Il souhaitait se ruer à l’attaque pour mieux lutter avec ses mains : il désirait sérieusement posséder le pouvoir qui lui permettrait de balayer, dans un grand geste, tout ce beau monde vers l’arrière. Il sentit son impuissance, ce qui le fit rager comme une bête acculée dans un piège.
    Sous la fumée des tirs, sa colère visait moins les hommes qui se ruaient vers lui, que cette fumée même, qui, en nappes fantomatiques et tourbillonnantes, l’étouffait en s’infiltrant le long de sa gorge sèche. Il se battit avec frénésie pour gagner un répit à ses sens, pour respirer, comme un nourrisson qui se débattrait contre la couverture qui l’étouffe mortellement.
    Une expression concentrée mêlée d’une formidable fureur était manifeste sur tous les visages. Nombreux étaient ceux qui parlaient à voix basse ; et ces acclamations, ces moqueries, ces imprécations et ces prières lâchées à mi-voix, faisaient comme un refrain barbare et sauvage, qui courait comme le bruit étrange et souterrain d’un chant, sous les accords puissants de la marche guerrière. L’homme à côté de l’adolescent parlait sans arrêt, avec le ton doux et tendre d’un monologue d’enfant. L’échalas jurait à voix haute. De sa bouche sortait une noire et curieuse procession de jurons. Brusquement quelqu’un éclata dans un ton querelleur, comme un homme qui aurait perdu son chapeau : « Hé ! pourquoi qu’on ne nous appuie pas ? Pourquoi n’envoient-ils pas des renforts ? Pensent-ils que… »
    Luttant contre une envie de dormir, l’adolescent écoutait tout cela comme quelqu’un qui somnole.
    Il y avait une singulière absence d’attitudes héroïques : les hommes qui se soulevaient et se penchaient dans la hâte et la fureur avaient des poses impossibles. Les baguettes en acier claquaient avec un bruit incessant et fort, tandis que les hommes chargeaient les canons brûlants de leurs armes avec fureur. Les boîtes à cartouches étaient toutes ouvertes et sautillaient à chaque mouvement. Une fois chargé, le fusil était épaulé, et l’on tirait sans but apparent dans la fumée ; ou sur l’une des formes confuses et mouvantes dont le nombre sur le champ qui faisait face au régiment augmentait de plus en plus, comme des marionnettes issues de la main d’un magicien.
    Les officiers, dans leurs positions à l’arrière, négligeaient de prendre de belles attitudes. Ils sautillaient d’avant en arrière rugissant des directives et des encouragements. L’ampleur de leurs hurlements était extraordinaire. Ils s’époumonaient avec une grande prodigalité. Et souvent il leur arrivait de se tenir presque la tête en bas, dans leur souci d’observer l’ennemi de l’autre côté de la fumée qui retombait.
    Le lieutenant de la compagnie de l’adolescent alla à la rencontre d’un soldat qui s’était mis à fuir en criant dès les premières volées de tir de ses camarades. Derrière les lignes une petite scène en duo se déroula. L’homme pleurait comme une madeleine en fixant avec un regard d’agneau le lieutenant qui, l’ayant empoigné par le col le bourrait

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