Le soleil d'Austerlitz
peine le temps à Méneval de sortir ses plumes et ses encriers, de préparer les feuilles de papier, et déjà il commence à dicter.
« Décision. Duhamel, ancien militaire, demande à conserver un habit et une capote d’uniforme qu’on veut lui retirer. Renvoyé au colonel général Bessières pour faire rendre justice à ce vieux soldat. »
Il ne regarde pas son secrétaire. Il se tient immobile, les yeux grands ouverts, comme si devant lui se déroulaient les lettres auxquelles il doit répondre, les proclamations qu’il doit lancer, les ordres qu’il doit donner. Il aime dégorger sa tête pleine. Il éprouve à dicter un plaisir physique. Sa mémoire se libère. Il parle d’une voix tendue, comme s’il lisait ce qu’il énonce. Il change à peine de ton.
« À Joséphine, à Plombières
« Ta lettre, bonne petite femme, m’a appris que tu étais incommodée. Corvisart m’a dit que c’était bon signe, que les bains te feraient l’effet désiré et qu’ils te mettraient dans un bon état. Cependant, savoir que tu es souffrante est une peine sensible pour mon coeur.
« J’ai été voir hier la manufacture de Sèvres et Saint-Cloud.
« Mille choses aimables pour tous.
« Pour la vie.
« Bonaparte »
Il se tait quelques minutes. La plume de Méneval crisse sur le papier.
Joséphine court après sa fécondité. Corvisart prétend qu’il peut lui rendre ses règles. Y est-il parvenu ? Et même si cela était, un enfant naîtrait-il ? Un fils, qui pourrait être l’héritier ?
Napoléon reprend.
« Le général Sébastiani doit rappeler aux hussards qu’un soldat doit être cavalier, fantassin, canonnier, qu’il est là pour se prêter à tout. »
Il songe à la guerre tout en continuant de dicter.
Il n’y a que deux voies pour abattre l’Angleterre, franchir la mer et marcher sur Londres, ou bien dominer l’Europe tout entière, et la fermer aux produits anglais, par un blocus continental.
Il a déjà choisi la première voie. Tout n’est plus désormais qu’une question d’organisation, de volonté et d’obstination. Il doit susciter les énergies, les rassembler en un seul faisceau.
Il écrit à chacun des amiraux, Bruix, Ganteaume, Latouche-Tréville, et au ministre de la Marine, Decrès. Il faut les convaincre que, malgré la disparité des forces, de un à trois en faveur de l’Angleterre, qui aligne cent vingt mille matelots et plus de cent vingt navires, il est possible de faire traverser la mer à des dizaines de milliers d’hommes, ceux-là mêmes qui sont déjà en marche vers Boulogne, où l’on prépare les camps pour les recevoir.
Il dicte encore, pour qu’on mette partout en construction des navires, au Havre, à Cherbourg, à Toulon, à Brest, à Gênes et même à Paris, quai de la Rapée, où l’on doit lancer des péniches et des bateaux à fond plat.
Il a eu l’idée, en questionnant l’ingénieur de la Marine, Sganzin, et Forfait, expert en construction navale, de concevoir une flottille de petits navires. Ces chaloupes canonnières, ces bateaux canonniers, ces péniches transporteront chacun une centaine de soldats, des canons. Ils seront capables de naviguer à rames et à voiles, alors que le beau temps peut immobiliser les gros navires.
Il ne dicte plus. Il voit ces milliers de bâtiments harcelant les vaisseaux de ligne anglais.
Il faudrait plus de deux mille navires. Il faudrait utiliser pour la traversée les deux ou trois jours – il y en a en toute saison – où la mer est calme. Dût-on sacrifier cent de ces embarcations, que l’opération serait cependant possible. On pourrait réunir plus de cent soixante mille hommes, dont cent vingt mille à Boulogne.
Et si on ajoutait à cela, déjà suffisant pour réussir, les flottes de haut bord venues de Toulon, de Brest, de Ferrol et du Texel, capables de tenir, ne fût-ce que trois jours, la mer, et de fixer ainsi l’escadre anglaise, alors la réussite serait certaine.
Il ne jouera que quand il aura toutes ces cartes en main. « À la guerre, rien ne s’obtient que par le calcul, dit-il à Méneval. Tout ce qui n’est pas profondément médité dans les détails ne produit aucun résultat. »
Il se laisse aller contre le siège de la banquette.
« Et puis, murmure-t-il, il y a les circonstances imprévues, qui font échouer les bons plans de bataille et parfois réussir les mauvais. »
Lorsque la voiture traverse la place Vendôme, il la fait ralentir, puis tourner autour
Weitere Kostenlose Bücher