Le soleil d'Austerlitz
consuls.
Ils parlent fort, ils pérorent, ils entourent Napoléon, le félicitent pour cet acte. Ils rapportent le mot qu’a eu ce matin même le tribun Curée, un régicide, qui a déclaré : « Je suis enchanté, Bonaparte s’est fait de la Convention. » Des sénateurs, des membres du Conseil d’État ont déjà pensé à la suite qu’il fallait donner à l’événement. « Ils veulent tuer Bonaparte ? Il faut le rendre immortel. »
Napoléon s’éloigne en compagnie de Le Coulteux de Canteleu, le vice-président du Sénat.
Il faut jouer vite, maintenant, pense-t-il.
— Les circonstances dans lesquelles nous nous sommes trouvés, dit Napoléon, n’étaient point de nature à être traitées chevaleresquement. Cette manière dans les affaires d’État…
Il regarde vers le canapé où Joséphine est assise avec Mme de Rémusat.
— … serait puérile, conclut-il.
Il voit Joséphine se lever. Elle ne pleure déjà plus. Sans doute la vue de tous ces généraux, qui paraissent heureux de l’événement, la fait-elle douter du bien-fondé de ses larmes.
Il l’entend qui dit aux uns et aux autres, comme pour s’excuser :
— Je suis une femme, moi, et j’avoue que cela me donne envie de pleurer
Napoléon se dirige vers elle, lui prend le bras, dit à la cantonade :
— Il faut à tout prix vieillir cet événement.
Puis il annonce que ce soir, comme il était prévu, il se rendra à l’Opéra. Joséphine chuchote qu’elle craint l’accueil des spectateurs, qui peuvent manifester leur réprobation de l’« acte atroce ». Il faut attendre.
Il serre son bras.
Ce soir, répète-t-il, à l’Opéra.
La salle a applaudi comme à l’habitude.
Et le lendemain, dans le cabinet de travail des Tuileries, parviennent les premières adresses, rédigées par des soldats de la Grande Armée de Boulogne. Ils approuvent l’exécution du duc d’Enghien et demandent à Napoléon de se proclamer Empereur.
Le moment est venu d’aller plus loin.
Il se rend au Conseil d’État. Quand une action est accomplie, il est stupide de ne pas la revendiquer.
— Que la France ne s’y trompe pas, dit-il, elle n’aura ni paix, ni repos, jusqu’au moment où le dernier individu de la race des Bourbons sera exterminé. J’en ai fait saisir un à Ettenheim… Quel droit des gens ont à réclamer ceux qui ont médité l’assassinat, ceux qui l’ordonnent et le paient ?… Et l’on me parle aujourd’hui d’asile, de violation de territoire ! Quelle étrange badauderie !
Il s’arrête un instant, son regard fait le tour de l’assemblée.
— C’est bien peu me connaître, martèle-t-il. Ce n’est pas de l’eau qui coule dans mes veines, c’est du sang.
Il doit effrayer. Mais il doit aussi rassurer.
— Ma main de fer n’est pas au bout de mon bras, confie-t-il à Roederer. Elle tient immédiatement à ma tête. La nature ne me l’a pas donnée. Le calcul seul la fait mouvoir.
Il entraîne Roederer, dit d’une voix calme :
— Je n’ai garde de revenir aux proscriptions en masse, et ceux qui affectent de le craindre ne le croient point.
Pas de terreur. Il s’en tiendra aux maximes du gouvernement.
— Je ne juge que les actions, je ne veux pas condamner une foule de gens. Je saisirai, je frapperai individuellement ceux qui seront coupables, mais je ne prendrai pas de mesures générales.
Puis il est emporté par une poussée de colère :
— Le duc d’Enghien a porté les armes contre la France. Il nous a fait la guerre. Par sa mort, il nous a payé une partie du sang de deux millions de citoyens français qui ont péri dans cette guerre.
Il a une moue de mépris.
— Les Bourbons, dit-il, ne verront jamais rien que l’oeil de Boeuf, et sont destinés à de perpétuelles illusions. Ah ! c’eût été différent si on les avait vus, comme Henri IV, sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière. On ne reprend pas un royaume avec une lettre datée de Londres et signée Louis.
Il ricane.
— J’ai pour moi la volonté de la nation et une armée de cinq cent mille hommes. J’ai versé du sang.
N’a-t-il pas le droit d’être monarque, empereur ?
— Fouché le dit partout, murmure Roederer.
Fouché ?
Il explique, continue Roederer, que ce serait absurde de la part des hommes de la Révolution de tout compromettre pour défendre des principes, tandis que nous n’avons qu’à jouir de la réalité. Bonaparte, selon Fouché, est le seul homme en
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