Le souffle de la rose
déjà entraperçue derrière le joli visage d’Agnès,
renaissait sous ses yeux. Il aurait juré qu’elle n’avait nulle conscience de sa
métamorphose. Il se trompait. Un calme inflexible avait envahi Agnès, étouffant
les germes de terreur que s’appliquait à semer Florin. Les ombres puissantes qu’elle
avait senties lors de sa première rencontre avec l’inquisiteur s’étaient
réinstallées en elle.
Le jeune grapharius se précipita pour pousser la haute porte
devant laquelle ils s’étaient arrêtés. Agnès avança, regardant autour d’elle
comme si elle n’avait d’autre but que de visiter les lieux. Une étrange
sensation d’irréalité l’habitait depuis quelques instants. Elle avait l’impression
que son esprit flottait en dehors de son corps.
La pièce était immense, glaciale. Agnès demeura plantée au
milieu, attendant la suite la tête vidée de toutes pensées. Étrangement, l’épuisement
qu’elle avait ressenti en quittant sa geôle avait disparu, remplacé par une
torpeur bienvenue.
Quatre hommes assis autour d’une longue table l’attendaient,
le visage fermé : un notaire et son clerc, comme l’exigeait la procédure,
et deux frères dominicains en plus de l’inquisiteur. Les deux moines mendiants
avaient le visage penché vers leurs mains jointes posées sur la table, et Agnès
se fit la réflexion qu’en dépit de leur différence d’âge, ils avaient presque l’air
d’être jumeaux. Florin aurait pu requérir la présence de « laïcs d’excellente
réputation », mais ces derniers étaient moins experts en théologie, donc
moins redoutables pour une prétendue hérétique. Quatre hommes si sombres, si
serrés les uns contre les autres qu’ils formaient une vague menaçante d’étoffe
noire.
Monge de Brineux, bailli du comte Artus d’Authon, n’assistait
pas à l’interrogatoire. Florin avait omis de l’en prier.
L’inquisiteur s’installa dans le grand fauteuil lourdement
sculpté qui trônait à un bout de la table, et le jeune secrétaire rejoignit le
banc.
La voix forte de Florin lui parvint à travers un brouillard.
— Veuillez décliner vos prénoms, nom et qualité,
madame.
— Agnès, Philippine, Claire de Larnay, dame de Souarcy.
Le notaire se leva alors et récita :
— In
nomine Domini, amen. En l’an 1304, le 5 du mois de novembre,
en présence du soussigné Gauthier Richer, notaire à Alençon, accompagné de l’un
de ses clercs et des témoins nommés frère Jean et frère Anselme, dominicains,
tous deux du diocèse d’Alençon, nés respectivement Rioux et Hurepal, comparaît
personnellement Agnès, Philippine, Claire de Larnay, dame de Souarcy, devant le
vénérable frère Nicolas Florin, dominicain, docteur en théologie, seigneur
inquisiteur pour le territoire d’Alençon.
Le notaire se rassit, sans avoir jeté un regard à Agnès.
Florin reprit :
— Vous êtes, madame, accusée d’avoir protégé une
hérétique – en la personne d’une certaine Sybille Chalis, votre suivante
–, de l’avoir soustraite à notre justice – qui est celle de Dieu
– et de vous être laissée séduire par les thèses hérétiques. D’autres
chefs d’inculpation ont été retenus contre vous. Nous avons jugé préférable de
ne pas les exposer aujourd’hui.
La procédure l’y autorisait. Il gardait cet atout afin de l’utiliser
si, par miracle, elle parvenait à s’innocenter des charges d’hérésie.
— Reconnaissez-vous ces faits, madame ?
— Je reconnais avoir eu à mon service une Sybille
Chalis, décédée en couches à l’hiver 1294. Je déclare sur mon âme n’avoir
jamais eu le moindre soupçon de son hérésie. Quant à la séduction que peuvent
exercer les abominations hérétiques, elle m’est totalement étrangère.
— Il nous appartient d’en juger, rétorqua Florin en
réprimant un sourire. Reconnaissez-vous avoir gardé le fils né de cette
hérétique afin de le conserver à votre service à son tour... Un certain Clément ?
— Je n’y ai vu que charité chrétienne puisque j’ignorais
que sa mère fût hérétique, ainsi que je l’ai expliqué. L’enfant a été élevé
dans l’amour et le respect de l’Église.
— Justement... qu’en est-il de votre amour de notre
Sainte Église ?
— Il est absolu.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Eh bien, pourquoi ne pas le vérifier aussitôt ?
Jurez-vous sur votre âme et sur la mort et la résurrection du Christ de
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