Le souffle de la rose
dire la
vérité ? Jurez-vous de ne rien dissimuler ni omettre ?
— Je le jure.
— Attention, ma fille. Aucun des serments que vous avez
prêtés jusque-là n’a la gravité de celui-ci.
— J’en suis consciente.
— Bien. Avant tout, et puisque ma charge consiste à
tout tenter afin de vous innocenter, connaissez-vous des gens dont l’objet
pourrait être de vous nuire ?
Elle le fixa, feignant l’incompréhension en dépit de sa
fatigue. L’un des deux dominicains présents, le plus jeune, ce frère Anselme,
crut devoir l’éclairer et expliqua après avoir consulté du regard l’autre
religieux :
— Ma sœur, pensez-vous que des gens seraient capables
de se parjurer gravement pour vous porter préjudice, par haine, envie ou
mauvaises pensées ?
La deuxième ruse. Clément l’en avait prévenue. Mieux valait
proposer une liste exagérée de délateurs potentiels qu’absoudre a priori un
proche qui pouvait se révéler le pire des accusateurs.
— Je le pense. Et pour des raisons si épouvantables que
j’aurais honte à les évoquer.
— Leurs noms, madame, la pria le dominicain.
— Mon demi-frère, le baron Eudes de Larnay, dont la
concupiscence me poursuit depuis l’âge de mes huit ans. Sa servante, Mabile,
sans patronyme. Il a placé cette fille chez moi afin de m’espionner. N’ayant
rien trouvé qui satisfasse son maître, elle invente des fables d’hérésie ou d’ignoble
commerce charnel afin de me nuire.
Agnès se tut, cherchant fébrilement qui d’autre pourrait lui
souhaiter mal. Elle voulait croire que son chapelain, le frère Bernard, qu’elle
ne connaissait pas si bien, l’avait épargnée. Qu’en savait-elle, après tout ?
— Qui d’autre ? insista frère Anselme.
— Peut-être mon nouveau chapelain, qui me connaît peu
et pourrait donc me méjuger. Peut-être quelques serfs ou paysans furieux de
devoir me payer leurs louages. Peut-être aussi, cette fille qui me sert,
Adeline. J’ignore ce qu’elle pourrait me reprocher, mais j’en suis au point où
je méfie de tous. Peut-être l’ai-je rabrouée un jour et en a-t-elle conçu de l’aigreur ?
— Oh, nous connaissons ceux-là... Leur vilaine bile.
Ils reviennent à chaque procès et leurs témoignages sont considérés avec
prudence. En revanche, un ecclésiastique... Mais nous verrons cela. Nul autre,
donc ?
— Je ne me suis rendue coupable d’aucune injustice.
— S’il est exact, Dieu vous le concédera et nous
éclairera. Nul autre, madame ? persista frère Anselme après un nouveau
regard pour l’autre dominicain qui ne bronchait pas.
Agnès réfléchit à toute vitesse. Se succédèrent dans son
esprit Clément, Gilbert le Simple, Artus d’Authon, Monge de Brineux, Éleusie de
Beaufort, Jeanne d’Amblin, tant d’autres. Nul de ceux-là n’était capable de
parjure par mauvaiseté. Peut-être Gilbert. C’était une âme pure mais si
fragile, si manipulable qu’un inquisiteur pouvait la retourner comme un gant.
Elle se détesta d’ajouter :
— Gilbert, l’un de mes valets de ferme, un simple d’esprit.
Il ne comprend pas grand-chose et vit dans un monde qui nous échappe. (Se
ravisant de peur de lui porter préjudice, elle rectifia aussitôt :) Son
âme n’a jamais quitté le côté de notre Seigneur qui aime les purs et les
innocents...
Elle chercha ses mots. Il lui fallait éviter d’accuser
Florin de réunir de faux témoignages ou des récits tronqués. Elle n’était pas
encore certaine que ces frères Anselme et Jean soient acquis à l’inquisiteur, et
redoutait de se les mettre à dos en incriminant un représentant de leur ordre,
docteur en théologie de surcroît.
— ... Il serait facile de tirer de lui des anecdotes
que sa lourdeur de langue et d’esprit pourrait rendre étranges, voire
suspectes.
— Madame... souffla le dominicain d’un ton de reproche
peiné. Croyez-vous véritablement que nous recueillons nos témoignages auprès de
faibles d’intelligence ?
Elle n’en doutait pas, mais ainsi le notaire serait-il
contraint de signaler dans ses actes que Gilbert était demeuré d’esprit. Son
témoignage – si tant était qu’on parvienne à lui en arracher un et à le
tordre pour qu’il devienne défavorable à sa dame – ne pourrait donc être
considéré comme pleinement recevable.
— Est-ce bien tout, madame ? Réfléchissez. L’objet
de la procédure n’est pas d’acculer les accusés par traîtrise, insista
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