Le souffle de la rose
blâme sévère ne tarderait pas à sanctionner
mon incompétence. Sa générosité et son affection pour moi l’encourageaient à n’en
point dire mot à quiconque, a-t-il précisé. Je ne crains pas les punitions, mon
âme est vierge de souillure. Savez-vous... Cet homme si beau m’a fait peur
lorsqu’il m’a choisi comme clerc. J’ai cru... j’ai cru qu’il était un ange venu
nous visiter. J’ai cru qu’il avait vu derrière le vilain masque que je présente
aux yeux de tous, qu’il avait touché du doigt ma pureté et ma dévotion. J’ai
cru qu’il voyait mon âme, comme seuls les anges savent. Pauvre fol que j’étais.
Ma hideur le comble. Elle le fait paraître encore plus beau. C’est une âme
vile, madame. Il a fait disparaître les pièces qui devaient vous avantager. Ce
procès est une farce tragique.
— Je ne... Votre prénom ? demanda-t-elle d’une
voix rauque et sèche.
— Agnan, madame.
Elle se racla la gorge :
— Agnan, je suis si épuisée que mes jambes me tiennent
à grand-peine. Il est... C’est bien davantage qu’une âme vile. C’est un des
avatars du mal. Il n’a plus d’âme.
Elle se sentit tomber vers l’avant et se rattrapa de
justesse à l’un des anneaux scellés dans le mur qui permettaient d’enchaîner
les prisonniers et de leur maintenir les bras levés.
Agnan tira de sous son manteau sans manche un bout de lard
et deux œufs qu’il lui tendit.
— Mangez, madame, je vous en conjure. Prenez des
forces... Et débarbouillez-vous. Ce qui va suivre sous peu est une... infamie.
— Que...
— Je ne puis rien vous dire de plus. Adieu, madame. Mon
esprit vous accompagne.
Il disparut si vite, le verrou fut repoussé si rapidement qu’Agnès
eut le sentiment qu’elle ne l’avait pas vu sortir du cachot. Elle resta là,
titubante, pressant sur sa poitrine le lard et les œufs, tel un précieux
trésor, incapable de trouver un sens à sa dernière recommandation.
Débarbouillez-vous. Pour quoi faire ? Que lui importait que ces fantoches
de juges, à la solde de Florin, la voient malpropre et puante ?
L’interrogatoire durait depuis plus d’une heure. Florin et
frère Anselme s’étaient relayés en un ballet improvisé, mêlant les questions de
doctrine aux interrogations plus personnelles.
— Et donc, insista Nicolas Florin, madame de Souarcy
votre mère jugeait que Noé avait péché en se saoulant après le Déluge ? Il
fut pourtant excusé puisqu’il ne connaissait ni le vin, ni son pouvoir sur l’esprit.
— Ma mère le jugeait coupable et avait fini par en
convaincre frère Bernard.
— Madame de Souarcy pensait-elle que la perspicacité de
son jugement surpassait celle de Dieu ? Il s’agit là d’un blasphème,
résuma l’inquisiteur.
— J’en ai bien conscience, approuva Mathilde, avant d’ajouter,
la mine contrite : il y a tant plus, messire inquisiteur.
Frère Anselme jeta un bref regard vers l’autre dominicain
qui venait de relever la tête pour la première fois de l’interrogatoire. Un
mouvement de paupières de ce dernier le renseigna et il intervint :
— Damoiselle de Souarcy, vous écrivez, et je cite :
« Frère Bernard, ce chapelain encore jeune qui nous est arrivé si pieux
sans se méfier de cette ombre maléfique, a tant changé à son contact. Il
prononce des paroles inintelligibles en une langue que je ne reconnais pas
– et qui n’est certes pas du latin – au cours de la messe. »
Reconnaissez-vous vos mots ?
— Je les reconnais. Ils sont l’exacte expression de la
vérité.
— Vous savez comme les créatures qui se sont détournées
de Dieu et empruntent les chemins diaboliques sont parfois récompensées par le
don de langues inconnues qui facilitent leurs commerces infernaux, souligna
Florin.
— Je l’ignorais, mentit Mathilde avec aplomb, son oncle
lui ayant dicté cette phrase en lui en expliquant la signification.
— Il s’agit là d’un point fondamental qui pourrait
également mener à l’arrestation de frère Bernard. Selon vous, les deux acolytes
se sont-ils livrés à des invocations impies ? insista l’inquisiteur.
Mathilde prétendit hésiter puis avoua d’une voix tremblante :
— Je le redoute.
— Soyez plus précise, mademoiselle, je vous en conjure.
Votre témoignage devrait nous éclairer sur leur déchéance véritable. Ainsi,
nous serons à même de déterminer si votre mère est coupable d’un culte de
latrieou
de dulie [50] [51]
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