Le souffle de la rose
quelque poison dans l’armoire à pharmacie. S’ajoutait à cela le fait
que la meurtrière devait se trouver d’ores et déjà en possession de poudre d’if.
— Allons ma sœur, finissons-en ! Rejoignez
aussitôt votre dortoir.
Yolande eut alors un geste qui sidéra la sœur apothicaire.
Elle s’agrippa à la manche de sa robe en murmurant, affolée :
— Allez-vous faire rapport de ma présence à notre mère ?
Annelette se dégagea d’un geste brutal et recula d’un pas en
assénant :
— À l’évidence. (S’énervant soudain, elle tança l’autre
sans ménagement :) Auriez-vous oublié, ma soeur, qu’un monstre se cache
parmi nous ? N’auriez-vous point encore compris que cette empoisonneuse a
peut-être dérobé le poison dans mon armoire, lequel poison a occasionné la
mort affreuse de notre organisatrice des cuisines et des repas ? En bref,
seriez-vous aussi obtuse qu’une poularde ?
— Mais... mais...
— Quoi, mais, mais ? Rentrez à l’instant, ma sœur.
Notre mère sera informée.
Annelette regarda disparaître dans l’obscurité la silhouette
de la jeune femme, penchée sur ses larmes. Que venait au juste faire cette
bécasse ici ? Le mensonge qu’elle lui avait servi était si malhabile qu’Annelette
doutait qu’il se fut agi de l’empoisonneuse. Quoique... Et si sa maladresse n’était
qu’une feinte supplémentaire ?
Elle réintégra l’herbarium et attaqua la phase maîtresse de
sa riposte. Elle rangea les sachets intervertis dans l’armoire et récupéra, en
fronçant la bouche de dégoût, la mince ampoule scellée d’un bouchon de cire qu’elle
avait mise de côté plus tôt. Elle cassa ensuite un à un les œufs, versant leurs
blancs dans une jatte de terre avant d’ajouter à la masse glaireuse quelques
gouttes de cette huile d’amande qu’elle faisait venir d’Ostie afin d’apaiser à
l’hiver le feu des engelures de doigts et de lèvres. Elle remua avec force
cette émulsion puis se décida dans un soupir à ouvrir la fiole en bloquant sa
respiration. Aussitôt, une odeur pestilentielle lui monta malgré tout aux
narines, une odeur de dents cariées ou de marais putrides. De l’essence de ruta graveolens encore nommée rue fétide, ou herbe de grâce. Annelette doutait que cette
dernière appellation provînt de son supposé pouvoir contre les morsures de
serpents ou de chiens enragés [48] et optait pour une explication plus terre à terre. La rue fétide était utilisée
comme abortif dans les chaumières où la venue d’une autre bouche à nourrir se
révélait catastrophique, et ceci en dépit de la vive condamnation de l’Église.
À plus forte dose, ou mal employée, elle se révélait mortelle. Elle vida bien
vite le contenu dans sa mousse légère de blanc d’œuf et tourna à nouveau avec
vigueur sa spatule, luttant contre les haut-le-cœur. Enfin satisfaite, elle
étala une couche du mélange sur le sol, juste devant son meuble d’apothicaire.
L’huile éviterait à la mixture de sécher trop vite, et s’accrocherait mieux aux
semelles de bois ou de cuir.
Elle chargea ensuite sur sa hanche le grand panier dans
lequel elle avait entassé les préparations les plus dangereuses et sortit,
omettant de verrouiller derrière elle.
La mère abbesse l’attendait. Annelette Beaupré avança dans
la pénombre, seulement guidée par la faible flamme d’une esconce, l’oreille aux
aguets. En réalité, elle n’éprouvait pas grande crainte. La meurtrière n’était
sans doute pas d’une force physique qui lui permette d’attaquer de face,
surtout une adversaire de sa taille et de sa carrure.
Maison de l’Inquisition, Alençon, Perche, novembre
1304
Mathilde de Souarcy était arrivée une heure plus tôt,
escortée par un baron de Larnay qui avait semblé chagrin à Nicolas Florin. Les
marques violacées de l’ivrognerie commençaient de zébrer sa trogne. L’inquisiteur
s’était réjoui. Les stigmates du délabrement humain lui rendaient joyeuse humeur.
Le somptueux manteau fourré qui enveloppait la jeune fille et aurait mieux
convenu à une femme mariée, prouvait assez que son oncle la traitait comme une
précieuse entretenue. Agnan les avait installés dans une petite pièce glaciale.
L’agitation gagnait Eudes de Larnay, qui pourtant affectait
un calme propice à ne pas apeurer sa nièce. Il avait été particulièrement
affable avec elle durant le long voyage qui les avait menés à Alençon,
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