Le souffle du jasmin
affronter un chagrin qui n'avait
rien de politique : la mort de Nadia. Son départ avait été aussi
brutal et inattendu que celui de son époux. Après avoir
dîné, plaisanté avec son petit-fils, bu un café blanc, elle était
allée se coucher et ne s'était pas réveillée.
Le choc fut
terrible pour tous et pour Karim en particulier. Il n'aimait pas sa grand-mère,
il la vénérait. Elle était la seule qui parvenait à freiner
ses accès de folie, son impétuosité.
Quelques jours après ce décès, il
était allé voir secrètement celui qui, en l'absence d'Abd el-Kader, avait pris
la tête de l’Armée du djihad sacré et s'était engagé dans les rangs de
l’organisation. En peu de temps, il avait noué des relations avec d'autres
jeunes qui, comme lui, avaient opté pour la lutte armée. Kassem Tarboush
faisait partie de ceux-là. Il avait le même âge que lui : vingt-cinq ans, issu d'une famille d'oléiculteurs , originaire
d'un petit village situé sur une colline, à 5 kilomètres à l'ouest de
Jérusalem : Deir Yassine. Quatre cents habitants.
C'est là que se trouvait Karim en cette fin de soirée du
mois de juillet 1946. Il était arrivé la veille, le 20. Dès que son travail le
lui permettait, c'est auprès de cette famille qu'il aimait se ressourcer. Son
passe-temps favori consistait alors – avec la participation fervente de Kassem
– à détruire virtuellement le monde pour en imaginer un autre plus juste. À
vrai dire, le plaisir de retrouver son ami n'expliquait pas à lui seul la
régularité de ses visites : le charme de Leïla, la sœur cadette de Kassem,
n'y était pas étranger. Le bonheur de séjourner à Deir Yassine se voyait
décuplé lorsqu'il avait l'opportunité de partager, ne fût-ce que pendant
quelques minutes, un tête-à-tête avec la jeune fille.
On venait de dresser la table à l'extérieur, sous les
oliviers. Marwan, le père, un homme assez rustre mais le cœur sur la main,
s'installa le premier, rejoint par ses deux autres enfants : Yasmina,
vingt et un ans et Wissam dix-sept ans.
– Alors ! Qu'attendez-vous ? s'écria-t-il en
faisant signe à Karim et à Kassem d'approcher.
L'air du crépuscule était doux et la fureur qui régnait
sur la Palestine bien loin. On eût pu croire la paix de retour.
– Comment va ton père ? interrogea Marwan. Ses affaires tournent-elles comme il le souhaite ?
– Non, malheureusement. Il fait tout ce
qu'il peut, mais les temps sont de plus en plus durs.
– Nous sommes tous logés à la même enseigne.
Les nouveaux émigrants
ont grignoté de plus
en plus de terrains
et d'oliveraies. La concurrence
est sans pitié.
Il frappa
du poing sur la table.
– Mais peu
importe, nous nous adapterons ! L'essentiel est de tenir. L'olivier est
présent depuis plus de cinq mille ans. Nous aussi nous serons présents plus de
cinq mille ans.
– Vous
avez raison. Nous devons résister à tout prix.
Leïla
intervint tout à coup :
– À propos de résistance. Quelqu'un d'entre vous sait-il où s’ est
réfugié le mufti ?
– Oui,
expliqua Kassem. Après la chute de Berlin, il a réussi à fuir l'Allemagne pour
la Suisse, où il a
demandé asile. Mais les autorités ont refusé et l'ont sommé de quitter le
territoire helvétique. Alors il est passé en France et s'est fait arrêter et
assigner à résidence dans la banlieue parisienne. Ayant eu vent d'une campagne
qui réclamait son jugement en tant que criminel de guerre, il s'est enfui en
utilisant le passeport d'un étudiant syrien.
–
Et ?
– D'après
ce qu'on m'a dit, il vivrait actuellement au Caire.
– Les
Anglais ne l'arrêtent pas ? s'étonna Marwan Tarboush. Ils sont toujours
les maîtres de l'Égypte, non ?
– Oui.
Mais ils laissent faire, paraît-il, pour contrebalancer la montée sioniste.
– Qu'Allah
me pardonne ! gronda Loubna, mais ce sont de vrais Satans, ces gens !
Avec leur double jeu, ils nous ont ruinés !
— Oui, femme, rétorqua son époux : mais ils ne
l'emporteront pas au paradis.
Tout à coup, la
voix de Wissam, le cadet de la famille, s'éleva :
– Souvenez-vous
de ce qu'il a dit : « Ô vous les infidèles ! Je n'adore pas ce
que vous adorez. Et vous n'êtes pas adorateurs de ce que j'adore. Je ne suis
pas adorateur de ce que vous adorez. Et vous n'êtes pas adorateurs de ce que
j'adore. À vous votre religion et à moi ma religion. »
Tous le dévisagèrent, un peu
surpris.
Il s'était
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