Le souffle du jasmin
dans un coin de la salle de bain.
Elle hésita, laissa glisser le linge à terre et s'immobilisa, nue,
devant la glace.
La sveltesse et la gracilité de ses cuisses n'étaient plus. Ses seins
d'ébène, autrefois hauts et remontés, avaient perdu de leur rondeur et de leur
fermeté. Elle en fut tout étonnée. À soixante ans, l'heure était donc à la
brisure ? Au corps qui se dérobe et se vide de ses charmes ? Un frisson
courut le long de son dos. Elle passa lentement un coin de la serviette sous
les seins, autour, puis dessus. D'où venait cette mélancolie qui ne la quittait
pas depuis des semaines ? De constater les ravages du temps qui
passe ? De l'âge qui faisait le siège de sa beauté ?
C'est à ce moment que l’on frappa à la porte.
Elle se couvrit en toute hâte, comme si elle se sentait coupable.
– Oui ?
– Le déjeuner est servi, mon amour.
Elle répondit d'un mouvement de tête.
Son regard se posa à nouveau sur sa silhouette.
Non. Il ne s'agissait pas d'une affaire de temps qui passe. C'était le
manque d'Orient.
*
Castel, 7 avril 1948
Abd el-Kader avait compris que la clef de Jérusalem ne se trouvait pas
dans la capture de quelques maisons ou la conquête d'un quartier isolé, mais
dans la route poudreuse qui montait vers la cité sacrée à travers les collines
que surplombe le petit village de Castel. Il était là, le destin de la ville.
C'était la raison pour laquelle il s'était exclamé, dès son retour d'exil,
devant Soliman et Karim : « Nous étranglerons Jérusalem. »
À la mi-janvier, le combattant palestinien et ses hommes étaient déjà
passés à l’action. Suivi de ses fidèles, encadré par Soliman et Karim, Abd
el-Kader en personne avait conduit la première attaque, faisant tournoyer son
fusil en poussant des cris de guerre. La victoire avait été absolue et, en peu
de temps, l’acheminement des convois vers Jérusalem était devenu pour les Juifs
une aventure chaque jour plus désespérée. La survie des cent mille Juifs
enfermés dans la ville sainte dépendait de la trentaine de camions quotidiens
que la Haganah devait, coûte que coûte, arracher aux griffes d'Abd el-Kader et
de ses miliciens. Finalement, elle y était parvenue. Le mois précédent, au prix
d'immenses sacrifices, le village de Castel était même tombé. Et aujourd'hui,
ce 8 avril, alors que le printemps balbutiait, malgré les coups de boutoir
des hommes d'Abd el-Kader, l'axe stratégique demeurait sous le contrôle de
l'ennemi.
Assis sur un rocher, le chef palestinien se pencha brusquement vers
Soliman Shahid et lui demanda :
– As-tu de quoi écrire ?
Soliman acquiesça avec un sourire.
– Un poète a toujours de quoi écrire.
Abd el-Kader écrivit.
Quand il eut terminé, il glissa le feuillet dans une enveloppe qu'il
confia à Soliman.
– C'est un mot pour Samia. Remets -le-lui
s'il m 'arrivait malheur.
Aussitôt, Soliman fit
mine de cracher par terre, outré.
– Ô te ses mots de ta bouche.
Écarte le malheur ! Qu'est-ce qui te prend ?
Abd el-Kader ne broncha pas.
Il apostropha l'un de ses lieutenants, Bahjat Abou
Garbieh, et lui dit :
– C'est simple, Bahjat,
nous avons désormais le choix entre trois possibilités : nous enfuir en
Irak et nous y cacher ; nous suicider ; nous faire tuer ici en
combattant pour reprendre Castel.
Il prit une courte inspiration et ajouta
– Je conduirai moi-même
l'assaut.
Se dressant, il apostropha ses hommes
– Mes amis, mes frères ! Que ceux
qui acceptent d'échanger leur vie en ce monde et de combattre au service
d'Allah meurent ou triomphent. Ils seront richement récompensés !
Une clameur lui répondit.
Il descendit de son rocher, saisit son fusil, ajusta son keffieh et
ordonna :
– Suivez-moi ! Nous allons reprendre
Castel !
*
Deir Yassine, 9 avril 1948
Karim Shahid balbutiait, le visage dévasté par le chagrin.
– Calme-toi, murmura Kassem Tarboush,
calme-toi. Ta douleur ne le ramènera pas.
Assise dans un coin de la pièce, Leïla était à court de mots. Assister,
impuissante, à la souffrance de l'homme quelle aimait en secret lui était
intolérable. Que faire ? Que dire ?
Abd el-Kader est mort.
Abd
el-Kader est mort , répétaient les murs et les champs d'oliviers.
Castel était redevenu un village arabe, mais Abd el-Kader était mort.
La tragédie avait transformé la victoire en fête funèbre.
Abd el-Kader avait descendu la colline de sa
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