Le souffle du jasmin
pour un
général, voilà un faux pas impardonnable.
– L ' armée ? ricana le député. Quelle armée ? La
nôtre ne ferait pas peur à une mouche. Pendant toutes ces années, les Anglais
l’ont entretenue dans un état si pitoyable qu'elle ressemble à tout sauf à...
une armée.
– Vous l'aurez donc compris, mes
amis, rétorqua El-Keylani avec un sourire énigmatique : désormais, tout
devient possible.
– Ce qui signifie ? interrogea
Nidal el-Safi.
– Ce qui signifie que, sans le
vouloir, Bakr Sidqi et ses acolytes ont lancé une idée qui risque de faire des
émules. Je suis convaincu que d'autres, ici ou ailleurs, ne manqueront pas de
s'en inspirer.
– Tu veux dire que des coups d'État
risquent de se produire dans le monde arabe ?
– Je le pense, en effet. Tôt ou tard,
des militaires arracheront le pouvoir aux hommes politiques. Ici. Ou ailleurs.
Il suffira d'un homme providentiel.
Rachid avait prononcé ces mots avec
un imperceptible sourire au coin des lèvres ; celui d'un gamin s'apprêtant à se livrer à une farce.
L 'heure
du déjeuner avait sonné : ils se levèrent tous et se dirigèrent vers la
salle à manger.
22
Entre
rois, entre peuples, entre particuliers, le plus fort se donne des droits sur
le plus faible, et la même règle est suivie par les animaux et les êtres inanimés :
de sorte que tout s'exécute dans l univers par la violence.
Vauvenargues.
Le Caire, 1er
février 1937
Sur les pelouses du Gezireh Sporting
Club, une douzaine de cavaliers, de jeunes princes, des garçons de bonne
famille et quelques Anglais, tous montés sur des chevaux arabes impeccablement
pansés et lustrés, tapaient la balle avec de longs maillets, sous un ciel sans
reproche ; version anglicisée d'un vieux jeu afghan. Les mounadis, les voituriers, couraient rattraper la balle quand elle s'égarait dans
les fourrés.
Les épouses des joueurs observaient les prouesses en
sirotant des Tom Collins ou des Singapore Slings et en échangeant le récit de
leurs récentes vacances qui à Nice, qui à Rapallo, qui à Istanbul, Brighton ou
Agami.
– Ah, voilà Bettie ! s'écria l'une de ces dames.
Compliments, sourires, Bettie, de son vrai nom
Miranda Lampson, la propre nièce de Miles Lampson, le haut-commissaire,
consentit à s'asseoir, puisque la compagnie comptait deux Anglaises. Les
recommandations tacites de la Résidence étaient, en effet, de ne pas trop
frayer avec the local society , à moins que des Britanniques fussent présentes.
– Qui gagne ? demanda-t-elle en tournant ses
yeux vers les joueurs de polo.
– Victor Simeïka et le prince
Toussoun, je crois, répondit Josie Brinton.
Bettie Lampson lança à
brûle-pourpoint :
– Est-ce que Tune de vous va à la
réception du mariage ?
Le mariage ! Tout le monde
savait la jeune fille follement éprise de bals et de parties ; quand même,
la noce n'aurait pas lieu avant le 20 janvier prochain ! Cette cérémonie –
qui faisait déjà vibrer toute l'Égypte – devait unir le jeune Farouk à la toute
jeune Safinaz Zulficar, alias « Fafette », quinze ans à peine, née à
Alexandrie d'un haut magistrat et d'une dame d'honneur de la reine Nazli.
– La liste n'est pas encore établie,
je crois, observa Mme Elham Ratib.
– Quand le sera-t-elle ?
– Cinq semaines auparavant, je pense.
– Oh dear !
– Quel est le problème ?
s'enquit Josie Brinton.
– Mon oncle n'est pas sûr de vouloir
m'y emmener. Je voudrais que quelqu'un m'y fasse inscrire.
– Ça ne devrait pas être trop
difficile, il suffira de demander à Gertie Wissa, qui connaît beaucoup de monde
au palais.
– Oh, pourriez-vous intercéder pour
moi ?
– Certainement.
Puis la jeune fille se leva et s'en fut,
sans s'être avisée des légers sourires que suscitait sa pétulance.
Qu'est-ce qu'elle croyait ?
Qu'on danserait à Abdine ?
Assis en retrait, le trio, formé de
Taymour Loutfi, de Nour, son épouse, et du frère de celle-ci, Ahmed Zulficar,
n'avait pas perdu une miette de la scène.
– Tu vois observa Taymour avec un
sourire désabusé, nous avons sous nos yeux l'autre Égypte : celle qui vit
dans l’inconscience et le luxe. Celle qui se fout de savoir que le peuple crève
de désespoir et qui poursuit son chemin parmi les mondanités et les paillettes.
Quand tu penses que les rares Égyptiens présents ici, et dont nous faisons
partie, ont bénéficié d'une autorisation
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