Le souffle du jasmin
exceptionnelle pour obtenir ce
privilège...
Il n'avait pas tort. Créés en 1882
par les autorités anglaises soucieuses de bénéficier d'un lieu de rendez-vous
digne de leurs uniformes, de leurs jeux de polo et autres parties de cricket,
les soixante hectares du Gezireh étaient strictement réservés aux officiers de
Sa Majesté et aucun autochtone n'avait le droit d'en franchir le seuil.
Il désigna l'allée qui conduisait à
l'extérieur du club.
– Derrière ces haies, à quelques
mètres d'ici, agonise une autre Égypte. Comment veux-tu que ce nouveau
mouvement, les Frères musulmans, ne gagne pas tous les jours un peu de
terrain ? Son chef, El-Banna, promet à tous les malheureux des lendemains
qui chantent. Il leur assure que la loi coranique est la panacée. Et ces
miséreux y croient. Comme si le port du voile avait jamais empêché une femme de
mourir de faim.
Il demanda à Nour :
– Tu te vois vêtue de la sorte ?
Déambulant comme un fantôme tout noir dans les rues du Caire ?
– Tu veux rire, mon chéri ! Ma
mère, pourtant bonne musulmane et pratiquante de surcroît, ne s'est jamais
voilée, ma grand-mère non plus ! Tu oublies aussi que, grâce à notre
grande Hoda Charaoui, nous vivons dans un pays où le mouvement féministe est
l'un des plus puissants de tout l'Orient. Souviens-toi de l'extraordinaire
geste que cette pasionaria a accompli il y a bientôt quinze ans, alors qu'elle
rentrait d'Italie, où elle avait participé au Congrès féministe mondial. Une
fois le train en gare, elle est apparue sur le marchepied et a ôté son voile en
s'écriant : « Plus jamais ! » Ce jour-là, elle a soulevé un
véritable espoir parmi nos consœurs brimées. Après un tel exemple, comment
imaginer que les femmes de notre pays choisissent de se transformer en
momies ? C'est impensable, mon chéri. Impensable ! D'ailleurs...
– Pardonnez-moi...
Le trio leva les yeux vers celle qui
venait de couper la parole à Nour et reconnut Elham Ratib, l'Égyptienne qui
discutait quelques instants plus tôt avec la nièce du haut-commissaire.
– Oui, madame ? questionna Ahmed
Zulficar.
– Êtes-vous au courant de ce qui
s'est passé ce matin à Midan Ismaïlia ? C'est terrible !
– Qu’est-il arrivé, madame ?
Des jeunes étudiants ont organisé un
rassemblement pour protester contre la présence anglaise ! Vous vous
imaginez ? Des collégiens ? Des gamins !
– Et alors ?
– La police est intervenue. On a
tenté de les faire évacuer à coups de bâton, mais ces jeunes fous n'ont pas
fui. Ils ont résisté et continué à vociférer des slogans vindicatifs à l'égard
de l'Angleterre.
– Madame, pourquoi cet
étonnement ? Des émeutes, l'Égypte en a déjà connu. Ce n'est pas nouveau.
– Oh ! monsieur Zulficar, je
sais ! Mais figurez-vous que cette fois les policiers ont rangé leurs
matraques et – vous n'allez pas le croire – se sont rangés du côté des
étudiants en criant : Yahia Masr ! Vive l'Égypte ! N'est-ce pas indécent ? Où
allons-nous si nos enfants se permettent de descendre dans la rue et si les
forces de l'ordre se font leurs complices ! Dites-moi : où
allons-nous !
Nour fixa la femme avec un sourire
teinté d'ironie :
– Nous allons vers la fin des bals au
palais Abdine.
*
Le Caire, même instant
Le jeune homme était attablé au Café
Ma’aloum, sur la Place de l'Ezbéquieh. Dans l'arrière-salle, des joueurs de
tric-trac claquaient leurs pions, ponctués d'exclamations et d'éclats de rire.
Le jeune homme, lui, préférait les échecs, mais le seul jeu dis ponible était accaparé par deux effendis ressemblant à des chats devant
un trou de souris.
Il compta l'argent dans sa
poche : six piastres et huit millièmes. Même pas le salaire quotidien d'un
journalier. Le mandat mensuel que lui envoyait son père, à peine
de quoi payer sa chambre et quelques maigres repas, n'était pas encore arrivé.
Peut-être n'avait-il pas été expédié ? Peut-être attendaient-ils, là-bas à
Beni-Morr, qu'il rentre au pays muni d'un diplôme qui ferait la fierté de la
famille ? Beaucoup de peut-être, en somme. De toute façon, il n'avait même
pas l'argent nécessaire pour se payer le voyage et mourait de faim. Après mûre
réflexion, il commanda un pain plat et rond fourré de foul [84] , « avec des oignons »,
précisa-t-il, et un thé noir.
Il observa le rond-point envahi par
le grincement des
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