Le souffle du jasmin
tramways, les marchands de quatre saisons qui poussaient
leurs voitures à bras. Un homme en amples culottes blanches claquait ses
cymbales de cuivre pour signaler sa présence aux Cairotes assoiffés et leur
vendre la boisson qu'il véhiculait dans un tonnelet de verre accroché à
l'épaule par des lanières de cuir : du jus de tamarin.
Le jeune homme ne pensait à rien, ou
plutôt s'efforçait de ne penser à rien. Il se trouvait au carrefour de sa vie
et ce n'était pas à la terrasse du café Ma'aloum qu'il méditerait sur son
avenir.
C'était bien beau d'avoir un diplôme
de langue arabe.
Mais après ? Comment gagner sa
vie ? Dans quel domaine ?
Il évoqua un moment l'allégresse
furieuse de la manifestation du Midan Ismaïlia à laquelle il avait participé
dans la matinée, et sa fierté d'être égyptien en constatant que les policiers
eux-mêmes s'étaient rangés du côté des étudiants.
Dans un geste fébrile, il sortit un
stylo de sa poche, une feuille de papier, et écrivit :
« Dieu a dit : Il faut se
préparer et rassembler contre eux toutes nos forces. Ces forces, où
sont-elles ? Aujourd'hui, la situation est critique et l'Égypte est dans
une impasse. Il me semble que le pays agonise. Le désespoir est grand. Qui peut
le dissiper ? Où est celui qui peut recréer le pays, pour que l'Égyptien
faible et humilié puisse se relever, vivre libre et indépendant ? Où est
passé l'élan magique de la jeunesse ? Tout cela a disparu et la nation
s'endort comme les gens de la Caverne. Qui peut les réveiller, ces misérables
qui n'ont pas la moindre conscience de leur état ?
Mustapha Kamel [85] a dit : « Ce n’est pas une
vie que de vivre dans le désespoir. » Actuellement, nous sommes en plein
désespoir. Nous reculons, mon vieux, nous allons en arrière, cinquante ans en
arrière. On dit que l'Égyptien est lâche, qu'il craint le moindre bruit. Il
faut un leader qui l'encourage à lutter pour son pays. Cet Égyptien deviendra
alors un tonnerre qui fera trembler les édifices de la persécution.
Nous avons affirmé plusieurs fois que
nous allions œuvrer en commun pour arracher la nation à son sommeil et
débusquer les forces cachées qui sommeillent au tréfonds des individus. Mais,
hélas, jusqu'à présent, rien n'a été fait. Mon cher, je t'attends chez moi, le
5 novembre à 4 heures de l'après-midi, pour discuter de tout cela. J'espère que
tu ne manqueras pas ce rendez-vous. »
Et il signa d'un geste nerveux :
Gamal.
Tout à l'heure il posterait la lettre
à son fidèle ami, Omar. Concentré sur sa rédaction, il n'avait pas vu que quelqu'un
s'était installé sur la chaise voisine. Il tourna la tête :
– Aziz !
Les deux hommes s'administrèrent des
claques dans le dos, visiblement contents de se retrouver.
Aziz Mouharram s'était montré l'un de
ses plus ardents défenseurs à l'école. Comme il appartenait à une famille de
notables – un Mouharram avait été député du Caire –, ses protestations
comptaient double.
Il jeta un coup d'œil sur les reliefs
de pain et d'oignons. Et le verre de thé : plus qu'un fond.
– Je t'invite à déjeuner.
– Tu es gentil, mon ami. Mais je
viens de finir...
– Allons, allons ! Tu prendras
bien autre chose ?
Gamal essaya démasquer son
embarras : une fois le thé et le sandwich de foul payés, il lui resterait
tout juste trois piastres. Il secoua la tête.
– Je n’ai vraiment plus faim.
– Je t'en prie. Pas de ça entre
nous ! Je te le répète : tu es mon invité.
Gamal céda. Va pour un pigeon
grillé ! Les délices du paradis ! Et une salade de cresson, des
falafels aussi. Oui.
Aziz appela le serveur et commanda ce
qui parut à son invité digne d'un banquet.
– Alors, mon ami ! Quels sont
tes projets ? Raconte.
C'était justement la question qu'il
éludait depuis l'obtention de son diplôme de fin d'études secondaires.
– Je ne sais, avoua-t-il. Je n'ai pas
beaucoup de choix.
– Faux. Tu en as un : l'armée.
L'armée ? Lui, Gamal Abdel
Nasser, le fils du facteur de Beni-Morr ?
– Je t'ai vu à Midan Ismaïlia. Tout
le monde t'a vu.
– Et alors ?
– Alors, tu es un chef ! Un
meneur !
Gamal se mit à rire. Pourtant, Aziz
Mouharram parlait. Sa famille avait le pouvoir et l'expérience. Il méritait
d'être écouté.
– Je te le jure, Gamal, reprit Aziz,
fais-moi confiance. L'armée.
Gamal fut secoué d'un nouveau rire
homérique.
L'armée ? Au fond,
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