Le spectre de la nouvelle lune
qu’il avait menée en compagnie de Doremus et guidé par le sabotier Rafanel au cœur du marécage, à peine l’abbé Erwin s’était-il attablé avec ses assistants pour un souper qui leur offrait l’occasion de faire compte rendu de leurs démarches, que le viguier Guntran lui fit savoir par un novice qu’il avait une information importante à communiquer. Il se présenta avec un sourire qui exprimait une satisfaction sarcastique.
— Je tenais à t’apprendre sans tarder, seigneur, déclara-t-il, que le spectre blanc qui, prétendument, devait apparaître sur le « button à l’aulne » s’est bien montré au crépuscule de cette nuit de nouvelle lune, en prélude sans doute à des bacchanales diaboliques… Oui, mais à plus d’une lieue de l’endroit où Rafanel nous avait menés : au milieu du marais de la Mer-Rouge ! Dix personnes peuvent en témoigner ; elles se tiennent à ta disposition.
— En vérité ? dit le Saxon posément.
— Je te l’avais dit : on nous a fourvoyés ! ajouta le viguier. Et eût-on voulu rendre notre démarche ridicule qu’on n’aurait pas agi autrement, je dois le souligner !
— Voilà un jugement bien téméraire, mon fils ! Voyons : ce spectre blanc croit bon de faire une apparition au cœur d’un marais rouge ? N’est-ce pas piquant ? Mais que ce soit ici ou là, qu’importe, du moment qu’il s’est fait voir. Une lieue de plus ou de moins ne change rien à l’affaire, n’est-ce pas ?… Je te remercie.
Au moment de franchir la porte, Guntran se retourna pour lancer sur un ton venimeux :
— Ah ! j’oubliais : Rafanel a disparu !
Et le viguier quitta la pièce sans un mot de plus.
CHAPITRE III
Quand Timothée, le frère Antoine et Doremus eurent achevé leurs comptes rendus, le missus dominicus demeura un long moment silencieux, sans un geste ; sur son visage impassible, cependant, la fixité du regard et une légère crispation des lèvres trahissaient une de ces colères froides que ses assistants connaissaient bien. Mieux valait ne pas troubler le cours de ses pensées.
— Quel scandale ! lâcha-t-il enfin. Par le sang Dieu, est-ce ainsi que notre prince est servi en ce pays ? Depuis le début… Des inexactitudes, des mensonges même ! Quelle incurie ! Quelle honte !
Erwin respira profondément pour calmer la colère que l’évocation de ces carences faisait renaître.
— Ces noyades… Les cadavres ont-ils été retrouvés flottant sur les eaux du marais, ou sur ses rives ? Mais ce n’est pas du tout de même conséquence ! Et quelqu’un s’est-il vraiment préoccupé d’établir de qui il s’agissait ? Enfin, par Dieu, avec trois disparues, trois femmes si différentes, de taille, d’allure… toute vérification était-elle impossible ?
Le Saxon fit une pause et reprit plus calmement :
— Quant aux disparitions… Paquette a été vue pour la dernière fois près de cet embarcadère de Blizon, loin de tout hameau, loin de toute demeure. Que faisait-elle là ? Aucune indication ! Il y a loin du marais de Blizon à celui de Bignotoi, où les corps ont été retrouvés, m’avez-vous dit.
— En effet, seigneur, approuva Timothée.
— Avant vous, quelqu’un s’en est-il soucié ? Agnès disparaît sans laisser de traces… Et son mari aussi, bien après elle… Nous en a-t-on touché mot ? Non ! Et pourquoi donc ? Médard, ce négociant tourangeau, présenté comme un amant d’Agnès et qui aurait été jusqu’à posséder la femme sous les yeux du mari… Peut-on croire qu’il l’a séduite au point qu’elle quitte son époux et parte avec lui ? En abandonnant un fructueux négoce ?
— Les femmes n’en usent pas ainsi, me semble-t-il, estima Doremus.
— Cette Agnès, au moins, aurait emporté avec elle ses vêtements, parures, bijoux. Pourquoi n’en a-t-elle rien fait ? Et son départ ? Quand a-t-il eu lieu, dans quelles conditions ? Sous les yeux de commères aux aguets il aurait dû ne pas passer inaperçu. Sinon quoi ? Et si elle s’est rendue à Tours, on aurait fini par l’apercevoir, par la retrouver. Or aucune trace ! Et son mari ? Pourquoi a-t-il attendu plusieurs semaines avant de disparaître à son tour… et sans se préoccuper davantage que sa femme de leur commerce ? Où est-il allé ? Pourquoi ? Qu’est-il devenu ?
Erwin, l’air méditatif, se tut un instant.
— Cette Agnès, assurément belle et courtisée… qui était-elle, qui est-elle en vérité ? reprit-il. Une débauchée ? Une
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