Le spectre de la nouvelle lune
l’aube, toute nue, maigre à faire peur, la figure à l’envers ; elle louchait, elle bavait, elle pouvait plus dire un mot, elle tremblait… Elle est morte dans le mois… Alors, avec tout ça, il y a pas beaucoup de clients pour s’approcher de ces bouches d’enfer.
— De nuit, quand ça fait le tapage, je comprends, concéda Doremus. Mais de jour, avec nous, sous la protection de cet abbé que tu vois et qui sait exorciser tous les démons ?
— Non, non, pas moi, même avec ce seigneur abbé, non pas moi ! s’écria Bignot. Non !
— Aurais-tu peur du spectre blanc, qui donne, paraît-il le signal de ces tapages ?
— Le spectre blanc ? Oui, on en parle, même qu’il se serait montré hier soir… Mais pas par chez nous. Plus par là-bas. (Il montra le sud.) On a assez de nos propres démons !
— Que veux-tu dire ?
Le vannier murmura d’une voix à peine audible :
— Je veux dire le Baron et aussi le terrible Flaiel ( 15 ).
— Explique-toi, par Dieu !
L’homme devint pâle, saisi par une frayeur intense, et put à peine balbutier :
— Je sais pas… J’en dirai pas plus !
Erwin, qui se tenait près de Doremus, lui glissa :
— Tu n’en obtiendras rien d’autre. Cet homme est dans une peur panique… Ajoute quelques deniers a ceux qu’on lui avait promis ! Le renseignement qu’il vient de nous livrer vaut bien cela.
Timothée, qui avait enquêté de son côté de ferme en ferme, revint à cet instant accompagné par un berger qui avait fini par accepter de conduire Erwin et son escorte jusqu’à la « villa du Romain », contre bonne rétribution.
— J’ai appris, annonça le Goupil, que des cavaliers y étaient arrivés dans la nuit. Une demi-douzaine, m’a-t-on dit.
— A-t-on observé les signes de ce qu’ils appellent le « tapage diabolique », feux et lueurs étranges, cris, hurlements et sifflements, que sais-je encore ? demanda le Saxon.
— Non, seigneur. Tout serait resté calme… Ces voyageurs nocturnes y auraient passé la nuit… et y seraient encore.
— Allons donc les voir de plus près ! ordonna tranquillement le missus dominicus.
Sauvat, qui avait pris le guide en croupe, ainsi que les deux gardes se placèrent en éclaireurs, devançant Erwin et ses assistants qui suivaient à faible distance. Le moine qui leur servait de truchement avait été prié de regagner son monastère. Ils arrivèrent bientôt en vue d’un vallonnement. Le berger était de plus en plus inquiet ; il regardait avec angoisse de tous les côtés. Subitement, il fit un grand geste vers l’avant et balbutia :
— Là, c’est là !
Puis, sans attendre les deniers promis, il sauta de cheval et détala.
Sur un geste du Saxon qui s’était rapproché de sa petite avant-garde, tous disposèrent arcs et flèches pour une riposte rapide, et la troupe, formée en patrouille, progressa prudemment.
Comme elle approchait d’un bosquet, quelques traits en partirent, mais tirés de trop loin pour être dangereux, tandis que se faisait entendre le son aigrelet d’un cor. Les poursuivants virent alors jaillir de terre plusieurs cavaliers qui se dirigèrent au galop vers un bois situé au nord du vallonnement. Un autre fuyard quitta précipitamment le bosquet où il faisait le guet, s’efforçant de les rejoindre. Sauvat et les deux gardes se lancèrent à sa poursuite et décochèrent plusieurs flèches dans sa direction. L’un des traits parut l’atteindre et l’homme se pencha sur l’encolure de sa monture. Néanmoins, comme il avait de l’avance et connaissait mieux les sentes que ceux qui étaient à ses trousses, il parvint à leur échapper.
Sauvat revint auprès du missus.
— Seigneur, je regrette… commença-t-il.
Erwin arrêta d’un geste les excuses du colosse quelque peu dépité.
— Cela prouve, énonça-t-il avec un sourire, que tes flèches vont plus vite que ton cheval. Dis-toi qu’un suspect blessé peut être plus utile pour nos investigations qu’un suspect mort. Quelque avance qu’il ait prise, nous le retrouverons, sois-en certain !
Sauvat, ému, inclina la tête, en signe de gratitude.
L’abbé saxon et son escorte arrivèrent alors en vue d’un lieu étrange. Sur un tertre de faible hauteur, des ruines dessinaient vaguement les contours de ce qui semblait avoir été une résidence de vaste dimension et qui était à présent envahie par des orties, des ronciers, des sureaux et des nerpruns, au milieu desquels s’élevaient des sorbiers et des
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