Le spectre de la nouvelle lune
n’es-tu pas venu avec moi ? demanda-t-il.
— Il vaut mieux rester prudent. Et je ne suis pas, moi, exorciste comme toi.
— Sans doute, sans doute… murmura l’assistant d’Erwin en jetant un long regard sur l’étrange clairière. Est-il exact que son cadavre a été trouvé en bordure de la forêt ?
— Qui a dit cela ? s’étonna le bûcheron. C’est moi-même, accompagné par deux aides, qui l’ai aperçu ici, tiens, là, en bordure de l’enclos aux porcs. Un pieu était fiché dans sa poitrine. Son visage… oh ! c’était affreux… Et toutes ces mouches sur le cadavre…
— Décidément, les indications qu’on nous a fournies jusqu’ici… Imprécisions… Inexactitudes… Que croire ? Par exemple, on m’a affirmé que Fabienne participait à des cérémonies démoniaques accompagnées de débauches, qu’elle s’absentait périodiquement pour cela pendant une nuit, voire un ou deux jours…
— Elle ? Qu’est-ce encore que cette histoire ? s’exclama le bûcheron. Elle ? Mais elle avait bien trop à faire à préparer toutes ses potions, tous ses philtres et autres choses, à recevoir ceux qui la consultaient. Elle n’avait pas besoin de se déplacer. On venait à elle de partout… Et puis c’est bien simple : nous, les forestiers, nous n’avons jamais constaté qu’elle ait disparu mystérieusement. Si elle prenait la journée pour aller à Vendœuvres ou à Mézières, on le savait : départ, retour et tout. Par chez nous, tout se sait.
— Mais tout ne se dit pas, je gage ?
— Peut-être. Quant à Fabienne, sa sorcellerie, c’est ici et nulle part ailleurs qu’elle la pratiquait. Je crois même qu’elle voyait d’un très mauvais œil ces débauches nocturnes.
— Car elles ont bien lieu ?
— Assurément ! Tout le monde est au courant. Fabienne voulait qu’on l’appelle « magicienne ». Pour elle, tout recours, toute soumission aux puissances infernales, et aussi toutes ces fêtes scandaleuses, ces gens comme des bêtes en rut, tout cela était condamnable, exécrable, et devait être sévèrement châtié.
— Dois-je comprendre que l’épouvantable réputation de bandes diaboliques, d’êtres pervertis et maudits, que la réprobation et l’horreur qu’ils inspiraient étaient susceptibles de faire hésiter certains de ceux qui auraient désiré recourir aux services de Fabienne, donc nuisaient à son influence, à son ascendant, à son entreprise, et – disons le mot ! – à ses revenus ?
Estève éclata de rire.
— C’est tout à fait cela et elle s’étonnait qu’on laisse faire la « bande de la nouvelle lune » et autres diaboliques ! dit-il.
Le moine hocha la tête à plusieurs reprises.
— Voilà qui ne manque pas d’intérêt, l’ami ! apprécia-t-il. As-tu parlé de tout cela à ces envoyés du comte Sturbius que tu as accompagnés de Méobecq à Mézières ?
Le bûcheron prit un air mécontent.
— C’est à peine s’ils m’ont adressé la parole, sinon pour des ordres. Ils ne se sont arrêtés qu’un court moment ici. Ils ne sont même pas entrés dans la maison.
— Par crainte ?
— Ou parce que cela ne les intéressait pas. Ils savaient pourtant que j’avais connu Fabienne. Crois-tu qu’ils m’auraient interrogé : qui elle était, ce qu’elle faisait, pour qui… tout ce que, toi, tu as voulu savoir ? Penses-tu ! Sans doute, pour eux, étais-je trop stupide pour avoir à dire quelque chose de sensé.
Le frère Antoine regarda son interlocuteur avec curiosité.
— Pourtant, l’ami, pour un forestier, tu t’exprimes particulièrement bien. Je gagerais que tu ne l’as pas toujours été, avança-t-il.
— Et tu gagnerais ! répondit l’homme sans autre précision. Quant à ces Berthet et Godart… Vois-tu, mon père, avec toi qui es l’assistant d’un missionnaire de l’empereur Charles, qui a sans doute conversé avec ce qu’il y a de plus élevé dans l’empire, je peux parler, discuter, car tu n’as aucune superbe et tu sais qu’un bûcheron est un homme avec toute sa tête. Mais ces petits personnages, comme ces deux-là, ils n’ont que leur morgue pour faire croire à leur importance !
— Ils auraient mieux fait de se renseigner plus avant, murmura le moine. Cela leur aurait peut-être évité de donner tête baissée… mais toujours avec morgue, n’est-ce pas… dans quelque piège…
— Oui, là-bas, du côté de Paulnay, ajouta Estève avec gravité.
Au soir de la quête infructueuse
Weitere Kostenlose Bücher