Le spectre de la nouvelle lune
voici donc le prix de mon dévouement ! Oui, je le confesse, je suis coupable, très coupable même. Et voici le châtiment ! Je suis coupable d’avoir appliqué les ordres, ignobles en effet, qui m’étaient donnés ! Oui, je suis devenu ainsi un tortionnaire, un bourreau. Je suis coupable de ne pas avoir protesté, de ne m’être pas rebellé contre ce qu’exigeaient de moi Godfrid et Gilbert… par intérêt, ne regardant que les deniers que cette affreuse complaisance me valait… par veulerie aussi…
Il se frappa la poitrine.
— Misérable, dit-il à lui-même, tu as tout approuvé, tout accepté, tout accompli, avec le plus exécrable zèle. Voici l’heure de rendre des comptes, sur cette terre, et à Celui qui juge, là-haut. Que n’as-tu suivi l’exemple de ceux, plus humbles, souvent beaucoup plus humbles que toi, qui se sont révoltés, au péril de leur vie, qui ont refusé de prêter la main à une entreprise contraire aux commandements de l’Église et du Tout-Puissant, contraire à ce qu’attend de nous notre souverain, entreprise qui n’est gouvernée que par l’esprit de lucre et par le Mal !
Il regarda successivement tous ceux qui, domestiques, serviteurs, artisans, colons et esclaves, s’étaient regroupés devant la demeure des maîtres, les communs, les granges et resserres, les chaumières et masures, et qui avaient observé et entendu cette altercation.
— Toi, Grémil, toi, Nadau, toi aussi, Ségala, toi encore, Favre, lança-t-il en pointant le doigt vers chacun d’eux, n’as-tu rien à dire, vraiment rien ?
Seul le silence répondit à cette requête.
— Parmi vous, poursuivit l’intendant, ne s’en trouve-t-il pas un, un seul, qui puisse, qui ose dévoiler qui étaient en vérité Godfrid et Gilbert, quels êtres violents et mauvais ils étaient, pis que des bêtes fauves, surtout après boire, et pas seulement avec des prisonniers esclaves ? Quoi ? Pas un seul ?… Ah ! certes, je ne saurais vous reprocher vos bouches closes, votre couardise, moi qui, à grand dam pour beaucoup, et jusqu’à cet instant, me suis tu ! Alors toi, Grémil, qui es cordonnier et homme libre comme moi, toi, Nadau, colon fier et laborieux, toi, Ségala, homme libre du marécage et pêcheur, toi, Favre, domestique, esclave parce que fils d’esclave mais que le Très-Haut – j’en suis sûr – tient en estime, permettez-moi de vous demander un geste de vérité ! Dénudez votre torse et, simplement, montrez à l’envoyé du souverain, inscrite dans votre chair, la preuve irréfutable que je n’ai pas menti !
L’homme s’adressa directement au missus dominicus.
— Oui, seigneur, qu’ils te fassent voir les cicatrices des coups de bâton, des coups de fouet que des maîtres ivres, cruels et ne prenant plaisir qu’à faire souffrir, leur ont infligés à la moindre faute, au moindre soupçon de faute et parfois par pure malignité !
A cet instant, Ségala se détacha du groupe de pêcheurs au milieu duquel il se tenait et, tandis que tous, immobiles et muets, le regardaient, il s’avança, seul, vers le cheval que montait le missionnaire de l’empereur. Quand il fut près de lui, il ôta sa coule et retira sa chemise, se mettant torse nu.
— Pardonne-moi, seigneur, dit-il, mais je dois te tourner le dos.
Il montra ainsi à Erwin les boursouflures des nombreuses cicatrices qu’avait laissées la morsure du fouet. Puis il remit ses vêtements.
— Voici, seigneur, mon témoignage, lança-t-il fièrement. Il en est cent autres comme celui-là, tout autour de cette vaste cour, inscrits dans la chair comme le mien.
L’intendant avait couru vers le pêcheur qu’il serra dans ses bras.
— Dieu te bénisse, Ségala, murmura-t-il. Le Ciel t’en saura gré !
Puis, levant la tête, il dit à Erwin qui était demeuré impassible :
— Seigneur, j’ai désigné Grémil, Nadau, Favre et Ségala, mais – celui-ci te l’a confirmé – j’aurais pu en nommer bien d’autres… Encore une fois je ne cherche pas, je ne cherche plus à plaider ma cause… Mais si la vérité doit apparaître, qu’enfin elle apparaisse entière !… J’aurais pu nommer… oui, seigneur… Herta elle-même ! J’affirme – et qui osera maintenant me démentir ? – que tous, parents, domestiques et serviteurs, dans cette demeure même qui est celle des maîtres, vivaient dans la terreur, celle que faisaient régner Godfrid et son âme damnée de fils.
L’intendant poussa un long soupir.
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