Le spectre de la nouvelle lune
vers le frère Antoine.
— C’est une de tes observations, lui apprit-il, qui m’a dirigé vers la bonne piste. Mais si ! Souviens-toi ! Nous avions remarqué que le comte Sturbius, le vicomte Farald et l’archevêque Ermembert ne nous avaient fourni que des informations partielles, insuffisantes et parfois scandaleusement inexactes. « Pas étonnant, soulignas-tu alors, si chacun s’en remettait à l’autre…»
— Oui et tu as alors déclaré, seigneur, ce qui nous a surpris : « Mais la voilà la solution. » Oh ! oui, je m’en souviens.
— Ai-je dit cela ? En tout cas, je me suis posé cette question : qui était cet « autre » – ou ces « autres » – à qui le comte, le vicomte et l’archevêque s’étaient fiés ? A l’évidence à ceux qui détenaient sur place toute autorité, qui devaient donc être informés de tout et qui, à défaut de l’être, avaient tous les moyens de le devenir, c’est-à-dire le viguier et l’archiprêtre. Dès lors j’ai commencé à observer et à faire observer de près leurs activités, leurs déplacements et leurs relations.
— D’où certaines de nos démarches ? suggéra Timothée.
— En effet !… Par la suite, l’affaire de la lavandière assassinée vint renforcer mes soupçons. Nous savons pourquoi et comment cette Bénédicte fut tuée par Godfrid et Gilbert, maître du domaine du « button aux fades », lesquels furent ensuite mis à mort par de soi-disant vengeurs. Mais qu’est-ce que l’attentat perpétré contre l’intendant Conrad avait à voir avec cela ? En d’autres termes, quel secret détenait Conrad, un secret dangereux pour qui ? Je réfléchis longuement et ne trouvais que cette explication : ceux qui avaient chargé un sicaire de lui planter un coutelas dans le cœur devaient penser que l’intendant avait eu connaissance des intentions de la lavandière, à savoir rencontrer Guntran et Nodon pour dénoncer les crimes de Godfrid et Gilbert. Elle les avait bel et bien rencontrés et c’est à la suite de cette démarche que l’exécution des deux tortionnaires avait été décidée. Par qui ? Évidemment par les chefs de la bande ! Alors… ou bien le viguier et l’archiprêtre avaient informé ces chefs… ou bien ils étaient eux-mêmes ces chefs ! Ils pouvaient craindre, évidemment, que les révélations de Conrad, de proche en proche, ne mènent à eux. D’où l’attentat organisé à la hâte !
Le Saxon regarda ses amis avec un léger sourire.
— J’en étais arrivé là, et mes soupçons étaient devenus des quasi-certitudes… d’autant que Guntran et Nodon avaient toute facilité pour parcourir la Brenne en tous sens avec les meilleures excuses, donc d’organiser à loisir coups de main et « grands tapages »… C’est alors que des constatations vinrent semer le trouble en mon esprit. J’appris qu’au moment même où les bandits sous la conduite de « l’homme en rouge », de « l’homme en noir », ou des deux à la fois, commettaient quelque forfait, ou encore tandis que se déroulait quelque bacchanale présidée par l’un et l’autre, le viguier et l’archiprêtre avaient été aperçus à Mézières, à Longoret ou en un autre lieu. Cela ne s’opposait-il pas à ce qu’ils fussent Baron et Flaiel ?
Erwin porta la main, avec une grimace, à son bras blessé, puis but un autre gobelet de vin avant de poursuivre :
— J’avais lu récemment un commentaire sur la façon dont étaient jouées les comédies, jadis, à Rome. Il y était rappelé que les différents personnages, le vieillard, le jouvenceau étourdi, le fils prodigue, l’avare, le fanfaron, l’esclave… étaient reconnus aisément par le public grâce aux masques qu’ils portaient. Ainsi les acteurs pouvaient se succéder sous le déguisement, le personnage demeurait. La vérité me sauta aux yeux. Les tuniques et capuches si particulières des chefs de la bande n’avaient pas seulement pour but de dissimuler leurs visages. Elles permettaient en outre à différentes personnes de jouer à volonté le rôle du Baron et celui de Flaiel !… D’ailleurs deux Flaiel ne figurent-ils pas aujourd’hui, ici, parmi les morts ?
— Mais nous ignorons toujours qui est celui qui gisait sur le champ de bataille, plaça le frère Antoine.
— En effet, encore que je le soupçonne, dit le Saxon… Mais je ne vais pas reprendre maintenant tout ce qui accusait le viguier et l’archiprêtre. Mon siège fait, je jugeai que le moment
Weitere Kostenlose Bücher