Le talisman Cathare
est toujours étroite. Les contraintes, en posant un obstacle qui nous mesure, nous obligent à nous grandir », lui fut-il répondu.
Pour le plaisir des sens et de l’esprit, Bernard alternait, le soir, dans son château, les chansons de Guilhem, son troubadour favori, et les débats philosophiques où Augustin et Hugues de Vassal s’affrontaient en de pacifiques disputes. Le moine catholique et le Parfait cathare se rejoignaient parfois sur la forme et sur l’éthique, mais divergeaient sur le fond et la théologie. Il semblait à Alix que l’on atteignait là les sommets de l’art occitan.
« Tandis que la sainte parole de Dieu, ainsi que les saints apôtres et nos frères spirituels nous l’annoncent, nous enjoint à rejeter tout désir de la chair et toute souillure et à faire la volonté de Dieu, nous, serviteurs négligents, nous ne le faisons pas ainsi qu’il conviendrait. Souvent nous accomplissons les désirs de la chair et les tâches du siècle, si bien que nous nuisons à nos esprits. Entre les chrétiens, nous sommes pécheurs. Toute la multitude de nos péchés, nous la plaçons en la miséricorde de Dieu, en la sainte oraison et dans les évangiles. O Seigneur, juge et condamne les vices de la chair ; n’aie pas pitié de la chair, ni de la corruption, mais aie pitié de l’esprit qui est en prison au jour du jugement, comme les félons. »
Hugues de Vassal parlait avec flamme et détermination. La malice dans le regard, Augustin le félicita.
« Voilà un discours que pourrait approuver l’Église catholique, à quelques nuances près. Mais pourquoi cette haine de la chair ? Vous la croyez issue du démon, et vous nous dites aussi qu’elle est objet de péché.
— Non pas objet, mais sujet. Elle est la souillure, et pas seulement son support.
— L’Église a tenté d’encadrer la faute, de donner une règle de conduite. Ainsi le mariage….
— Nous ne reconnaissons pas le mariage romain ; ce n’est pas un sacrement de Dieu, intervint Alix. Bernard et moi, nous nous aimons librement, et acceptons d’un commun accord de partager nos vies. Cela peut cesser si l’un de nous se déprend.
— Le mariage a pourtant du bon. Le pape l’a créé pour protéger les femmes que leurs époux avaient tendance à répudier pour en prendre une plus jeune, tout en faisant main basse sur leurs biens.
— Cela n’empêche pas féodaux et manants de continuer à agir de même, répliqua amèrement Alix en songeant à son père et à Raymond de Toulouse.
— Votre culture occitane, pour cathare qu’elle soit, ne rejette pas les plaisirs des sens, bien au contraire. N’y a-t-il pas là une contradiction formelle ? »
Augustin pensait triompher en amenant ses interlocuteurs sur le terrain de leurs vies personnelles.
« Point du tout, intervint Bernard. Tu n’as pas compris l’essence de notre civilisation. Nous, les chevaliers cathares, nous pratiquons un code d’honneur basé sur la liberté individuelle. Nous évoluons sur une échelle dont les barreaux portent des noms brillants : mérite, courage, mesure, valeur, loyauté, fidélité, générosité, perfectionnement, droiture du coeur et de l’esprit, le paratge 1 qui est l’égalité des âmes, le pur amour qui est autant l’union mystique que l’acte de chair, et, au-dessus de tout, le douzième et ultime échelon, la Joie qui associe la jouissance des sens à la félicité suprême obtenue par l’observancedes vertus précédentes. Je te le répète, c’est la liberté qui soutient cette échelle digne de la vision d’Ézéchiel. Chacun de nous peut librement passer des plaisirs de la chair à la perfection religieuse. L’Église cathare propose un rite, une voie ; elle n’a pas autorité sur nos vies et nos choix. Notre art de vivre est une philosophie de la recherche de l’absolu et du perfectionnement nécessaire de chacun pour progresser. Ton Église, avec sa haine et ses bûchers, met en danger notre bel équilibre. »
Augustin se tint pour battu dans ce débat ; il éprouvait une réelle admiration devant tant de beauté dans une telle quête. Mais il voyait distinctement la faiblesse du système. « Vous n’avez que vos coeurs vaillants comme garde-fous. Une bien fragile barrière pour ne pas tomber dans la folie du monde. Trop de plaisirs s’oppose à trop de perfection ; vous manquez de réalisme, de sens pratique. Votre religion est belle parce qu’elle est minoritaire. Si un jour, à Dieu
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