Le talisman de la Villette
tendit à Victor un cahier d’écolier défraîchi dont certaines pages étaient maintenues en liasse par des épingles à tête. Il avisa un regard aigu et dur dans un visage de vieille poupée. Elle le jaugeait. Rassurée, elle tint néanmoins à ajouter :
— C’est moi qui l’ai incitée à rédiger un journal intime, ça lui permettait de savoir où elle en était. Elle a hérité de son père son caractère impulsif, je comptais la préserver du malheur… Ce qui est agrafé sont des réflexions intimes qui ne concernent pas l’affaire, précisa-t-elle. Vous pouvez lire à voix haute, pour qu’il entende, dit-elle en désignant Joseph.
Victor opina. Les premières pages avaient été encollées ultérieurement.
1893. Je commence par la fin.
30 juillet
Les nuages sont semblables à de grandes vagues blanches. Les bois d’orangers s’étendent au pied de la montagne, l’air embaume de leur parfum. Tout est calme. Ce silence lave mon chagrin. J’ai perdu un ami. Où es-tu, Sam ? Flottes-tu entre deux mondes dans le bleu du soir ?
2 août 1893
À présent tout est scellé. J’ai reçu les condoléances de rigueur et les funérailles ont été fastueuses, solennelles, ainsi que l’a désiré mon très haïssable beau-frère Arthur Mathewson. J’ai subi dignement le défilé des têtes d’enterrement de la famille, ce qui ne les changeait guère de leur état naturel. Cher Sam, s’il t’a été donné de nous voir, cette mascarade t’a sûrement mis en joie.
4 août
Je ne supporte plus cette demeure trop vaste, je laisse à la lignée Mathewson le droit d’en disposer à sa guise. Je n’emporterai rien, tout est dans mon cœur. Concernant l’appartement de Regent Street et l’argent placé à Londres, penser à câbler à maître Osborne pour rendez-vous à Southampton en temps voulu.
Une première épingle agrafait ensemble une mince liasse de pages représentant des mois ou des années allant jusqu’à l’été 1889, l’écriture était légèrement différente.
Juillet 1889
Maman a réussi à acquérir une petite maison rue Albouy. Son commerce marche à la va comme je te pousse et j’ai décidé de postuler un emploi afin ne pas être à sa charge. Elle a cédé, elle aurait voulu que je la seconde au magasin, mais je veux voler de mes propres ailes. J’ai été embauchée petite main chez Le Couturier des élégantes, rue de la Paix. Je vais m’appliquer, « si on veut gravir les échelons, c’est plus dur que d’aller au ciel », nous ressassait sœur Jeanne à longueur de journée. Moi, le ciel, je m’en fiche ! Je veux vivre, je veux être amoureuse, et pas comme la princesse de Clèves ou Mme Bovary.
20 septembre 1889, rue Albouy, ma chambre, neuf heures du soir
Cet après-midi, rue de la Paix, en sortant du dépôt des tissus, j’ai croisé M. Thomassin, l’associé de M. Gaétan. Il m’a souri, il a soulevé son chapeau comme il l’aurait fait pour une cliente. J’ai rougi et je me suis sauvée. Il est si beau, si élégant !
22 septembre
À cinq heures je me suis arrangée pour que Mlle Valier, la première, m’envoie au dépôt dans l’espoir d’apercevoir M. Thomassin. J’ai gagné, mais je suis si godiche que je n’ai pas osé lui rendre son sourire. Je tremblais, mon cœur s’emballait. Il m’a rattrapée en haut des marches parce que j’avais laissé tomber exprès un coupon. Le soir, il m’attendait dans un fiacre à la sortie de l’atelier. Il m’a raccompagnée rue Albouy sans rien me demander, excepté la permission de me revoir. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
25 septembre
M. Thomassin m’a priée de l’appeler Absalon. Je n’oserai jamais. Maman ne se doute de rien, nous nous rencontrons dans des fiacres.
10 octobre
J’ai dit à maman qu’il y aurait veillée et que je dormirais à l’atelier. J’ai retrouvé Absalon chez lui, rue des Martyrs.
Encore des pages agrafées, puis :
2 novembre 1889
Je suis triste. Absalon va s’absenter quelques semaines. Hier soir, Loulou est venue dormir rue Albouy. Je lui ai tout raconté, elle n’a rien trouvé de mieux à me dire que de faire attention. Elle m’a révélé qu’en réalité le créateur des modèles du Couturier des élégantes, ce n’est pas Richard Gaétan, mais Absalon, seulement c’est un secret.
8 novembre
Je suis désespérée. Avant-hier il y a eu veillée. On m’a cachée dans un placard à cause de l’inspectrice du travail qui a
Weitere Kostenlose Bücher