Le talisman de la Villette
incapable de tenir un ménage, je prédis une catastrophe. Mme Couperie avait préparé un repas froid et j’avais dressé le couvert de M. Gaétan ici même, sur cette table de jeu près de la cheminée. Il était rentré assez tard, il semblait fatigué. Je l’ai servi, j’ai pris congé, et je me suis dirigé vers le bureau où nous classons la comptabilité. Soudain j’entends : « Didier ! Didier ! Venez vite ! » Didier Godé, c’est mon nom. J’accours et je découvre Monsieur blanc comme des œufs à la neige, j’ai cru qu’il allait avoir une attaque.
Le visage assailli de mouvements convulsifs, le valet de chambre se raidit et surmonta son trouble.
— Monsieur m’a désigné un panneau entrouvert, entre les Balzac et les Beaumarchais. Il a bafouillé : « C’est vous qui avez manœuvré le mécanisme ? » Je me suis récrié : « Grands dieux non, Monsieur, j’ignorais l’existence de ce cabinet. » Nous y pénétrons. Quel salmigondis ! Une tornade avait ravagé la pièce. Des dizaines de poupées de toutes tailles, vêtues à la manière des modèles dessinés dans les revues, en miettes, désarticulées. Le plus terrible, c’était…
Il parut souffrir d’un vertige.
— Excusez-moi… Le plus terrible, c’était le sang. Un moment, je me suis imaginé qu’Arnaud Couperie en avait versé un baquet sur les poupées : elles étaient cramoisies !
— Du sang ou de la peinture rouge ?
— Du sang, messieurs, du sang ! Ça se reconnaît : un liquide épais, collant, une odeur fade très particulière que j’abomine C’est pour ça que je l’ai associée au fils Couperie, il est imprégné de ce relent tenace. Je suis obligé d’aérer lorsqu’il nous livre la viande.
Après s’être essuyé la figure d’un mouchoir, il se racla la gorge à plusieurs reprises.
— Continuez, ordonna Victor.
— Il y avait une inscription à la craie verte sur un des murs. Je n’ai pas eu le temps de la lire, parce que M. Gaétan l’a effacée aussi vite que s’il avait contemplé les enfers, un seul mot s’est imprimé en moi : Angélique. On a frotté et récolté les débris une partie de la nuit. Ensuite, M. Gaétan a refermé le passage et a exigé que je promette sur ce que j’ai de plus cher au monde de garder bouche cousue. J’ai juré en invoquant ma tante Aspasie, elle a été une vraie mère pour moi quand mes parents ont été asphyxiés par un chauffage défectueux, elle m’a élevé et…
— Poursuivez.
— Ma charge requiert dévouement et discrétion mais maintenant que Monsieur nous a quittés… Un homme si talentueux ! Il m’a prié de m’asseoir et m’a proposé un cognac. J’ai décliné son offre, ç’aurait été inconvenant. Je l’ai écouté. Il m’a raconté que ces poupées, c’étaient ses enfants chéris. Les modistes et les couturiers expédient couramment ces miniatures à l’étranger afin de faire connaître leurs créations de façon attrayante. Cette coutume remonte à loin. La reine Isabeau de Bavière envoyait à la reine d’Angleterre des poupées d’albâtre habillées à la mode de France. Elles étaient tellement en faveur auprès des cours d’Europe que lors des guerres du XVII° siècle, les belligérants signèrent une convention autorisant leur libre circulation. Réunir une telle collection avait coûté à M. Gaétan des années d’efforts, il y était attaché autant qu’à un trésor. À mesure qu’il me contait ces choses, je me sentais coupable, j’aurais dû redoubler de vigilance, parce que Monsieur recevait beaucoup, des hommes aussi bien que des femmes. Ils se faufilaient par la porte de service, il leur suffisait de sonner deux coups longs, un coup bref, et Monsieur les accueillait, ainsi leur identité m’était inconnue. Parfois – rarement – des clients se présentaient à l’entrée principale, des personnes respectables, aurais-je dû me défier d’elles ? J’ai offert ma démission à Monsieur, à cause de ma négligence, il a refusé. « J’ai des ennemis, Didier, les envieux sont pléthore, le succès est impardonnable. » Voilà, c’est triste. Je n’ai plus qu’à postuler une autre place, je regretterai toujours M. Gaétan.
— Avez-vous introduit des visiteurs en son absence ?
— Une femme, le même jour que la découverte de cette farce macabre, il faisait déjà nuit. Elle a patienté au salon, je pensais que Monsieur n’allait pas tarder,
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