Le talisman de la Villette

de rose et au mystère, supprimez les descriptions et la psychologie. »
    « Mon heure viendra, ils verront, un authentique artiste ne se laisse jamais décourager par les critiques. »
    Il feuilleta son calepin.
    Bricart Sylvain, marchand de rassis toujours frais, seigle ergoté, bougie, procès…
    Ce maudit procès ! Si seulement il avait eu accès à ses précieux périodiques enterrés au sous-sol.
    — Le passé est mort, marmonna-t-il lugubrement.
    Une minuscule lueur tremblota au fond de son crâne.
    « T’as les méninges en spirale, mon vieux ! Tu ne les as pas, les journaux de 1891. Tu as cessé de les collecter l’année de ton engagement à la librairie, en 85, pauvre crétin ! »
    La lueur s’amplifia. Son optimisme l’emporta. Il s’en ferait un point d’honneur, il découvrirait le moyen d’extirper une réponse de son cerveau, à l’aide de forceps s’il le fallait. Voyons, voyons…
    Il fronça les sourcils, se pencha pour consulter ses notes méthodiquement.
    19 février. Victor est allé sans moi rue de Varenne, je lui garde un chien de ma chienne. Il a rencontré Isidore Gouvier en sortant de chez La Gournay. Gouvier va écrire un article sur…
    — Nom d’un Glockenspiel fêlé ! s’écria-t-il. D’un bond il se leva et se rua au téléphone, pressa vivement la sonnerie.
    — Allô, mademoiselle, je veux parler à M. Gouvier Isidore, reporter au Passe-partout , 40, rue de la Grange-Batelière.
    Il discuta une dizaine de minutes avec son interlocuteur, puis il s’attaqua aux contrevents et ferma boutique.
     
    Malgré leurs dimensions réduites, les deux salles d’exposition contiguës de La Revue blanche avaient permis un bel accrochage à Tasha. Dans la première, ses toits de Paris côtoyaient des natures mortes et des nus masculins – excepté celui de Victor. La seconde était attribuée aux scènes modernes influencées par Nicolas Poussin, et aux fêtes foraines accompagnées des photographies qui les avaient inspirées.
    Grâce au thème des saltimbanques, Tasha était en voie d’atteindre un style plus personnel, de facture fluide et lumineuse, où rêve et réalité se confondaient.
    Parmi la faune des invités, beaucoup de peintres emplissaient les locaux, rapins méconnus ou réputés, dédaigneux ou dithyrambiques. Edouard Vuillard et Maurice Denis ne tarissaient pas de louanges sur le sens du rythme et la richesse des coloris dont témoignaient ces compositions. Revenu la veille de Belgique et de Hollande, où il avait, de concert avec son collègue Anquetin, prisé les musées et la bière, Lautrec était plus réservé.
    — Trop mièvre, souffla-t-il au satiriste Maurice Donnay, qui lui reprocha sa dureté.
    — Que voulez-vous, je viens de recevoir de fameuses leçons des professeurs Rembrandt et Hals, nasilla Lautrec.
    Il se montra cependant chaleureux envers Tasha, qu’il espérait sinon séduire, du moins convaincre de poser pour lui.
    Pierre Bonnard arriva porteur d’une mauvaise nouvelle : : Gustave Caillebotte, qui avait pris froid dans son jardin quelques jours auparavant, se mourait d’une congestion cérébrale. On craignait qu’il n’expirât d’un moment à l’autre.
    — Un homme si cordial, d’une abnégation aveugle… Et il n’a que quarante-six ans ! Décidément, le sort s’acharne contre l’art. Nous avons déjà perdu le père Tanguy, déplora Lautrec.
    — Si Caillebotte s’en va aussi, que deviendront ces collections ? demanda Maurice Laumier, apparu derrière Bonnard.
    — Celle de Tanguy sera sûrement vendue. Quant à Caillebotte, le bruit court qu’il aurait pressenti Renoir comme exécuteur testamentaire…
    Tasha chercha des yeux Victor, déçue que ses clichés ne récoltent au mieux qu’un intérêt poli. Il s’entretenait avec Joseph, qui disparut dans la foule. Il accueillit presque aussitôt Euphrosine Pignot et Micheline Ballu, dont l’accoutrement surchargé de volants et de plumes déclencha force gloussements. La gaieté redoubla lorsque Fräulein Becker leur succéda, en costume de cheviotte et cape écossaise, coiffée d’un chapeau croulant sous les pampres et les raisins. Plus élégantes, Mathilde de Flavignol et Raphaëlle de Gouveline sacrifiaient à la vogue des paillettes d’argent parsemées sur leurs jupes. Ces dames se groupèrent à l’écart afin de papoter à l’aise.
    — Ma chère, quelle histoire, le colonel de Réauville est tombé à l’eau hier matin à