Le talisman de la Villette

ans… On va vérifier.
    Il déterra de la pile quelques dossiers gonflés de papiers.
    — Je garde tout. J’parviens pas à jeter… Ah, ça me revient, c’était l’année de la fusillade de Fourmies ! Mon cerveau, c’est pareil à la cire de m’sieu Edison, il grave le moindre détail ! V’là l’année en question : 1891. Ce procès, c’est Clusel qui l’a couvert. Les journaux en ont fait leurs choux gras. C’est curieux que vous n’en ayez jamais eu vent. Vous faisiez quoi en novembre 91 ?
    Pris au dépourvu, Joseph tenta de se souvenir, mais c’était le trou noir.
    — 1891, c’est loin.
    — Amusez-vous, moi je vais aux Quinze-vingts 50 .
    Joseph repoussa les assiettes, balaya les reliefs du repas et posa le contenu du dossier sur la table. Les liasses de coupures de presse étaient classées par ordre chronologique. Sur la première, tirée de La Justice, il lut :
    « 15 novembre 1891
    C’est demain lundi que la cour d’assises de la Seine présidée par maître Robert va commencer l’examen de l’affaire des avortements qui menace d’occuper une quinzaine d’audiences. Les accusés sont au nombre de cinquante-deux. […] Du côté des femmes, il y a là tout un petit monde de domestiques, commerçantes, ouvrières, porteuses de pains…»
    Le Figaro du 16 novembre annonçait :
    LE PROCÈS DE LA MORT AUX GOSSES
    « Elles sont là sur trois rangs, débordant sur la tribune des journalistes, quelques-unes tout de noir vêtues, mais la plupart ornées de leurs beaux atours. Ce ne sont que chapeaux enrubannés, plumes et fleurs mêlées, ou capotes perlées de jais qui miroitent dans la demi-lumière de la cour d’assises. Il en est de toutes jeunettes, il en est de soixante ans. Une blonde maniérée qui s’intitule peintre miniaturiste côtoie une cuisinière, plus loin d’elle des gens de maison, le mari très correct, rasé à contre-poil, la femme, une maigriotte engoncée dans un ancien astrakan de Madame. Que voulez-vous ? Ils étaient chez des bourgeois qui ne voulaient pas d’enfant… Alors la femme est allée chez la Thomas…»
    Joseph parcourut rapidement Le Temps du 18 novembre :
    « Parmi les trente-six jurés dont les noms ont été mis dans l’urne d’où ont été extraits les noms des douze membres du jury du jugement et ceux des deux jurés supplémentaires figuraient le peintre Jean Béraud, le sculpteur Auguste Cain et l’avocat Clément Royer qui est à la tête des comités bonapartistes victoriens. Aucun d’eux n’a été appelé à siéger dans ce procès…»
    Les coupures de journaux formaient un paquet volumineux. Les journalistes avaient pondu des milliers ci des milliers de mots. Ce procès était une pâture exceptionnelle à mettre sous la dent des amateurs de sensations fortes. Un vrai roman-feuilleton dans la lignée d’Eugène Sue : sordide et larme à Joseph prit au hasard La Gazette des tribunaux datée des 16 et 17 novembre :
    « L’audience est ouverte à midi et demi. On introduit les accusées. […] Laides et communes, elles appartiennent toutes à la même catégorie sociale : la plupart sont des domestiques ou des petites ouvrières. Des hommes comparaissent également.
    M. le président leur pose la question d’usage, ils déclarent se nommer :
    Thomas Marie Constance, quarante-six ans.
    Floury Abélard-Sevrin, trente et un ans. Femme Couturier, Delphine Céline, concierge, cinquante-deux ans.
    Femme Vire, Naïs Marie, femme de ménage, trente-huit ans.
    Duval Marie Honorine, domestique, vingt-deux ans…»
    Joseph suivait du doigt la liste exhaustive des accusées, tout à coup, il poussa une exclamation, rapprocha la lampe et resta pensif un long moment.
    — Où ai-je fourré mon porte-plume à réservoir ? Du papier, vite !
    Il se pencha sur la table et se mit à noircir des pages…
    — On s’applique ?
    Joseph fit un pâté. Gouvier carra son corps replet dans un vieux fauteuil.
    — J’ai de l’insomnie, c’est le douzième anniversaire du départ de ma femme, elle m’a quitté un 21 février.
    — Je suis navré, j’ignorais, balbutia Joseph.
    — Oh, elle se porte comme un charme, elle est en ménage avec un boucher, elle en avait marre de mon foutoir, elle voulait une p’tite vie tranquille, une maison au cordeau, elle m’forçait à mettre les patins, elle s’usait à briquer, entre nous c’était la guerre. Tenez, la v’là.
    De la poche de son veston il tira un portefeuille et tendit