Le Temple Noir
grand embarras. D’autant que je n’en ai pas été prévenu et que je les découvre en même temps que vous. Pareille révélation nous oblige à une décision. En toute humilité, je préfère m’en remettre à vous. Frère régent, fais apporter le nécessaire pour le vote.
Un homme voûté se leva. Le vénérable reprit :
— Je ne veux pas influencer votre choix. Que chacun prenne sa décision en toute indépendance. Que les ténèbres vous guident.
Le frère régent ouvrit une petite armoire située derrière l’une des colonnes à l’entrée du temple. Il en sortit un petit coffre en métal noirci, surmonté d’une croix rouge, qu’il posa sur la table du vénérable. Un mince faisceau de lumière jaillit du plafond pour former un cercle sur la table. Le spectre à l’occident sortit une clé du bureau et l’inséra dans la serrure du coffret. Jusqu’à présent celui-ci n’avait servi qu’à voter pour l’admission de nouveaux membres. Le principe était très simple et se pratiquait dans toutes les loges du monde. Chaque frère possédait un jeu de deux boules de couleurs différentes, l’une rouge, l’autre noire. Au moment du vote, il devait placer l’une des deux dans le coffre. Rouge pour l’acceptation, noire pour le refus. Une variante par rapport aux loges maçonniques traditionnelles où le blanc était la couleur positive.
En tout, ils étaient treize frères et sœurs, vénérable inclus, un chiffre impair pour obtenir un choix tranché. Le vénérable devinait les votes d’au moins quatre d’entre eux, les plus déterminés. Ils suivraient la position du premier surveillant qui prenait de plus en plus d’influence au sein de la loge. Dans son camp à lui, il pouvait compter sur cinq votes. La partie serait serrée, mais pencherait en sa faveur.
Il abaissa sa main et haussa le ton.
— Ouvrez la maison du destin et déposez-y vos vies.
Ils se levèrent chacun à leur tour et s’arrêtèrent devant le coffre. Tous étaient conscients de l’enjeu. Jamais le vénérable ne les avait vus aussi nerveux. Il déposa à son tour son vote et remarqua le regard déterminé du premier surveillant avec cette discrète expression d’exaltation qu’il n’avait jamais aimée.
Les temps sont venus.
Chacun avait parfaitement compris la phrase du premier surveillant et aussi décrypté l’hésitation du vénérable. Ce dernier savait que si le vote basculait en faveur du premier surveillant, il serait contraint de laisser sa place. Son sort allait se décider sur la simple couleur d’une poignée de boules.
Il leva la tête comme pour se noyer dans l’océan de ténèbres. Pour la première fois, il se sentait mal à l’aise dans ce temple. Il aurait voulu se jeter dans l’Isis sombre et froide qui coulait tout près, pour échapper à son destin. Il voulait être très loin, chez lui dans sa demeure de Chester ou dans son club des Wellstones. Fumer un cigare, siroter un curaçao hollandais et discuter de l’avenir de la monarchie. Redevenir un être ordinaire, du moins de sa classe sociale, et ne plus se mêler des affaires de ce monde. Tout stopper, revenir en arrière et refuser d’entrer dans la loge.
Trente ans plus tôt, en pleine période Thatcher, il était jeune alors et promis à un avenir brillant. Il s l’avaient repéré grâce à l’un de ses maîtres du collège de Newton’s Method. Ils avaient suivi son parcours, étudié ses faiblesses, traqué ses vices, pourtant inexistants, et enfin ils l’avaient initié dans le Temple Noir . En même temps que le premier surveillant, une autre recrue issue du même collège.
Ils les avaient introduits avec le même système de boules noires et rouges. Et au fil des ans, ils leur avaient révélé des choses que le commun des mortels aurait eu du mal à croire. Il entendait encore la voix grave du précédent vénérable :
Vous avez été choisi. C’est une proposition
que peu d’hommes se voient offrir.
Lui et le premier surveillant avaient suivi des voies différentes, l’un dans les cabinets ministériels, l’autre dans la finance, bénéficiant de l’influence discrète, mais bien réelle, de la confrérie. Les buts de la loge ne leur avaient été révélés que bien après.
Je dois être à la hauteur.
Il sortit de son monologue intérieur et réalisa que tous ses frères le regardaient. Il frappa d’un coup sec avec son maillet.
— Il est minuit. Pour la première fois depuis la création
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