Le Temple Noir
aurait bien demandé une petite augmentation pour ce supplément de travail, hélas, l’activité n’était pas florissante en ce moment. Heureusement que le duc d’Édimbourg leur avait passé une grosse commande de quatre cents modèles Stanridge, à pommeau gravé, pour les invités du mariage de sa fille prévu en octobre. Au moins, la pluie restait fidèle aux bonnes terres écossaises. Dieu bénisse les Highlands, murmura-t-elle en remarquant la Bentley grise qui venait de s’arrêter devant la boutique. Un chauffeur en costume-cravate, massif comme un pilier gallois, en sortit et ouvrit la portière arrière, laissant s’échapper un homme de haute taille, d’une cinquantaine d’années.
Elle arrêta la manivelle ; il avait l’allure d’un vrai gentleman, à coup sûr un client venu pour un achat de dernière minute. L’homme déplia sa longue silhouette élégante devant la boutique et jeta un œil aux modèles exposés dans la vitrine. Le regard de Miss Eldridge s’éclaira, mais il lui adressa un sourire en secouant la tête. Il ne venait pas chez Preston’s. Le chauffeur lui avait donné une canne qu’il empoigna avec une grâce naturelle. Déçue, Miss Eldridge poussa un soupir, des hommes comme cela, il y en avait de moins en moins, ce qui expliquait, à son avis, la décadence inéluctable du royaume. Le rideau s’abaissa progressivement, faisant disparaître la silhouette gracile de la vieille fille consolée par la vision prophétique d’une bonne Guinness sur le comptoir de son pub favori à Highgate. En se dépêchant, elle pourrait prendre son bus sur Embankment d’ici un quart d’heure.
Le rideau de fer s’abattit lourdement sur le sol. Lord Fainsworth quitta des yeux la vitrine de parapluies et fit un signe à son chauffeur.
— En douceur, naturellement…
Le chauffeur hocha la tête en silence et s’engouffra dans la Bentley qui démarra dans un doux ronronnement. L’homme à la canne laissa Preston’s sur sa droite et tourna sur la petite allée privative qui descendait en direction de la Tamise et menait au complexe juridique des Inns. Deux juristes affairés, perruques blanches vissées sur la tête, engoncés dans leur habit noir de cour, le croisèrent et le saluèrent furtivement alors qu’il marchait en direction de l’église de Temple Church. Chaque fois qu’il venait ici, Lord Fainsworth éprouvait la délicieuse sensation d’échapper à la course effrénée du temps, loin du rythme vorace de la City où il avait ses bureaux. Vieilles ruelles étroites, petits jardins cachés, bâtiments sombres et recoins labyrinthiques, le quartier de Temple et Middle Inn incarnait dans sa topographie toute la complexité de la pensée juridique du royaume. Certes, les juristes qui pullulaient dans les immeubles disséminés un peu partout travaillaient dur mais la présence même de l’église du Temple semblait ralentir le dieu Chronos.
Temple Church, le bastion de l’ordre des Templiers en Angleterre au Moyen Âge. Le centre névralgique spirituel et temporel de leur puissance pendant plus d’un siècle, avant leur anéantissement. Les milliers de chevaliers qui occupaient le domaine entre le Strand et la Tamise avaient été balayés par l’histoire et remplacés par une armée de juristes, d’autres croisés animés d’intentions plus matérielles que spirituelles.
Au fur et à mesure qu’il approchait de Temple Church, le claquement saccadé et métallique de sa canne sur le pavé se mêla au flot naissant de sonorités cristallines. Comme tous les lundis et jeudis à 20 h 45 précises, la chorale du Temple entonnait ses vocalises pour le plus grand plaisir des rares mélomanes autorisés à venir assister aux répétitions de l’un des ensembles les plus fameux de la capitale. Il reconnut tout de suite le morceau, l’énigmatique Missa di Gloria de Puccini, peu souvent joué, mais d’une pureté remarquable.
La rotonde claire et massive apparut à ses yeux, flanquée sur sa droite de l’édifice classique qui faisait office de chœur. Fainsworth connaissait le langage des pierres à la perfection. Le cercle et le rectangle, le temple de l’intérieur et celui de l’extérieur.
À la droite de la porte de l’ouest, contre le mur, dissimulé par un pilier, un homme plus très jeune, les cheveux presque jaunes, en bataille, était assis sur un banc de pierre. Il fumait nerveusement, laissant échapper de sa bouche mince des bouffées de fumée.
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