Le temps des adieux

moi.
    À supposer qu’elle le fût ! Mais le frisson qui m’agita en repensant à notre nuit d’amour acheva de m’en convaincre. Et mes inquiétudes s’apaisèrent.
    Je me lavai le visage, me rinçai les dents et tentai de mastiquer un petit pain de la veille devenu dur comme de la pierre. Nous étions trop loin de la rue pour aller acheter du pain frais pour le petit déjeuner. J’avalai un peu du lait que j’étais en train de faire chauffer pour Helena. Un instant plus tard, tandis qu’elle le buvait au lit encore à moitié endormie, j’enfilai une tunique qui avait visiblement régalé les mites et refis connaissance avec une vieille ceinture avachie qui paraissait taillée dans la peau du bœuf utilisé par Romulus pour mesurer Rome. Je tentai ensuite de passer un peigne dans mes boucles rebelles, mais elles étaient tellement emmêlées que j’y renonçai. Je me consolai en pensant que ma coiffure serait ainsi assortie à mon accoutrement. Je n’en nettoyai pas moins mes bottes et aiguisai mon couteau avant de compter ma monnaie – ce qui fut rapide. J’accrochai ma bourse à ma ceinture.
    J’embrassai Helena tout en passant ma main sous les couvertures, ce qu’elle accepta en riant.
    — Allez, va ! s’exclama-t-elle enfin. Va montrer ton bronzage oriental là où les hommes s’exhibent.
    Aujourd’hui, elle était d’accord pour me livrer au Forum, aux thermes, et même aux bureaux impériaux. Elle savait que quand j’aurais fait le plein de la ville, je lui reviendrais avec joie.
    Après une courte lutte avec la porte de l’appartement, qui s’était coincée à cause de l’humidité, je descendis les étages en claudiquant – je m’étais blessé un orteil en donnant un coup de pied dans la porte. Le bonheur du logis. Décidément, rien n’avait changé.
    En descendant les six étages, je retrouvai les sensations familières de cet immeuble branlant : des demi-portes ou des rideaux laissaient échapper des bruits de disputes. Il y avait deux appartements par étage, souvent deux ou trois familles par appartement, et cinq ou six personnes par pièce. Quand le logement était moins peuplé, c’est que les occupants y tenaient boutique, comme le polisseur de miroir ou le tailleur. Quelquefois, une vieille femme – la locataire officielle – était plus ou moins recluse dans une chambre, tandis que le reste de son logis était envahi par des sous-locataires envoyés par Smaractus pour « l’aider à payer son loyer ». Smaractus était en réalité un propriétaire typique : il ne se souciait que de lui.
    Je remarquai cependant quelques graffiti nouveaux sur les murs de la cage d’escalier. Et il y régnait une odeur étrange, sans doute un mélange de chien mouillé et de chou bouilli de la veille. En négociant un virage sombre, je l’échappai belle en évitant de justesse un jouet d’enfant à roulettes. Je me serais très probablement rompu le cou en marchant dessus.
    L’escalier débouchait entre deux colonnes qui avaient jadis soutenu un portique. Mais leurs semblables, écroulées depuis longtemps, s’étaient ensuite volatilisées. Mieux valait ne pas trop penser aux parties de l’immeuble qu’elles étaient censées soutenir. La laverie de Lenia occupait tout le rez-de-chaussée et, d’après elle, le rez-de-chaussée incluait ce qui avait été un trottoir et la moitié de la route poussiéreuse de la Cour de la Fontaine. Son personnel étant déjà occupé à la grosse lessive du matin, je me trouvai plongé dans une atmosphère humide et tiède. Des rangées de toges étaient déjà suspendues à hauteur d’homme, prêtes à donner une gifle mouillée à tous ceux qui avaient besoin de quitter l’immeuble pour vaquer à leurs occupations.
    Je me sentais obligé d’aller saluer Lenia, et mes narines furent assaillies par une forte odeur d’urine – dont on se servait pour blanchir les toges. Je ne distinguais pas la propriétaire dans tout ce remue-ménage, mais quelqu’un cria mon nom et elle apparut, les bras chargés de vêtements chiffonnés et puants qu’elle serrait contre son ample poitrine. Elle coinçait le sommet de la pile avec son menton. Grâce à un traitement spécial à base de henné, ses cheveux étaient d’un rouge agressif. Sa tunique trempée dessinait son corps d’une façon qui était loin de m’exciter.
    Elle trébucha vers moi en s’écriant aimablement :
    — Regardez la saloperie que le vent vient de nous amener au