Le temps des illusions
régaliens et assure environ 45 % des revenus de l’État. En outre, beaucoup de Français placent leurs fonds dans la Ferme et se trouvent ainsi liés à ses intérêts.Le cardinal de Fleury, issu d’une famille de finance, parlait des fermiers généraux comme des « colonnes de l’État ». Aujourd’hui leur réseau de protection va du roi et des princes aux ministres en passant par beaucoup de familles de la noblesse d’épée et de la robe. La Ferme est ainsi devenue une force et un groupe de pression. Les fermiers peuvent infléchir des décisions en refusant ou en consentant les avances et les prêts. Le corps politique ne peut fonctionner sans eux : ils détiennent le nerf de la guerre et les clés de la prospérité. Les gentilshommes méprisent ces parvenus, mais sont bien obligés de frayer avec eux pour faire fructifier leurs fonds, ou pour emprunter de l’argent. Afin de redorer leur blason, plusieurs aristocrates ont dû se résoudre à marier leur fille à des financiers dont le prestige a ainsi été rehaussé.
Moins considérés que les fermiers généraux parce qu’ils ne manient pas les deniers du roi, mais tout aussi puissants, les banquiers qui prêtent et placent l’argent agissent souvent de concert avec la Ferme. C’est le cas des célèbresfrères Pâris d’obscure naissance, mais qui ont réussi grâce à leur génie des affaires à se constituer une fortune colossale dans la fourniture des armées :Pâris-Duverney est directeur général des vivres destinées aux troupes etPâris-Montmartel banquier de la Cour depuis 1724. Maîtres occultes des affaires politiques du royaume, ils mènent grand train dans leur château de Brunoy où ils reçoivent le roi, les ministres et les courtisans les plus en vue. Ils sont « riches par-dessus les yeux ; ils ont beaucoup d’amis, tous les souterrains possibles etde l’argent à répandre », affirmeMme de Tencin qui les connaît bien. Ces redoutables financiers tiennent à conserver la confiance du souverain et savent se servir des femmes. Les Pâris ont naguère comblé de bienfaitsMme de Prie qui leur portait une réelle vénération, et plus tardMme de Châteauroux, laquelle leur demandait aide et conseil. Tant qu’elle régnait sur le cœur et les sens deLouis XV, ils pouvaient compter sur elle. Ils devaient se concilier l’appui de la nouvelle favorite. Pourquoi ne pas la choisir eux-mêmes ? C’est ainsi qu’ils ont chargéBinet, parent éloigné deMme d’Étiolles, de la présenter au roi.
Fille d’un financier douteux répondant au vulgaire nom de Poisson, elle a épouséM. Le Normant d’Étiolles, neveu d’un riche fermier général,Le Normant de Tournehem, qui est depuis longtemps l’amant de sa mère, Mme Poisson. On dit qu’il est le véritable père de la jeune personne. C’est lui qui a veillé sur son éducation et qui a fait son mariage. On l’a élevée dans l’idée qu’elle était « un morceau de roi ». Il faut reconnaître que sa beauté, son charme et ses nombreux talents la font admirer et rechercher de toutes les sociétés.Le président Hénault vante ses talents de comédienne et de musicienne. Elle règne en châtelaine aimable et discrète dans son château d’Étiolles à l’orée de la forêt de Sénart où elle reçoit des financiers, des magistrats, mais aussiFontenelle,Montesquieu,Crébillon et mêmeVoltaire qui célèbre « la divine d’Étiolles ». À Paris, elle fréquente le salon deMme de Tencin et aussi celui deMme Geoffrin, laquelle a manifesté quelque résistance avant de l’accueillir. Pour rien au monde cette bourgeoise ne daignerait lui rendre visite à Étiolles. Elle aurait l’impression de déchoir. Mme d’Étiolles n’a cédé à aucun de ses nombreux admirateurs et elle a toujours déclaré en riant qu’elle n’aimerait que roi. Elle a d’ailleurs tout fait pour se faire remarquer de lui. Vêtue de rose dans un phaéton bleu, ou de bleu dans un phaéton rose, elle se promenait dans la forêt de Sénart lorsque le souverain chassait dans les environs de Choisy. Elle l’intriguait ;Mme de Châteauroux en prit ombrage et dit à l’une de ses amies : « Ne savez-vous pas qu’on veut donner au roi la petite d’Étiolles ? » Jusqu’à maintenant ses origines l’ont tenue éloignée de la Cour, qui feint de l’ignorer.
Vénus et Mars
À Versailles, les langues vont bon train. Toujours à l’affût de la moindre indiscrétion concernant les
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