Le temps des illusions
victorieuse », a-t-il déclaré en s’inclinant devant le roi, lequel reconnaît que la victoire lui est due.Louis XV a dû modérer les ardeurs vengeresses de son fils qui paraissait satisfait de voir le champ de bataille jonché de cadavres. « Voyez ce que coûte une victoire, lui a dit son père. Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie gloire c’est de l’épargner. » Il a ordonné de transporter tous les blessés dans les hôpitaux de Lille afin que Français ou ennemis soient soignés avec la même sollicitude. Les pertes sont lourdes de part et d’autre : 8 000 morts du côté anglais, 2 000 chez les Hollandais, 3 000 chez les Français.
Le roi etle dauphin poursuivront la campagne auprès dumaréchal de Saxe. Pour l’heure, ils couchent sous la tente, mais ils s’installeront bientôt au château de Chin, une bâtisse austère flanquée de tours s’ouvrant par des ponts-levis.
Les lauriers de la victoire
Le 15 mai, la Gazette de France annonça la nouvelle de la victoire, mais Paris et Versailles l’avaient apprise trois jours plus tôt.Louis XV écrivit un bref billet àla reine, qui trouva plus de détails dans la lettre de son fils, très exalté par les heures qu’il venait de vivre. Lamaîtresse du souverain est sans doute la mieux informée des exploits de l’armée française, son royal amant lui adressant un courrier quotidien dans son château d’Étiolles où elle se repose et jouit pleinement d’un succès qui accroît encore son bonheur. Mais nul ne sait ce que lui confie le souverain. Il ne lui parle sans doute pas que de la guerre.
Jamais Louis XV n’a été aussi populaire. Le 20 mai, un Te Deum solennel a été célébré à Notre-Dame en présence d’une foule énorme où l’on comptait quarante évêques (c’est en ce moment l’assemblée générale du clergé), au moins soixante-dix magistrats du Parlement sans compter ceux des autres cours. On a regretté l’absence dela reine et deMme la dauphine. Le soir, dans la capitale illuminée, des fontaines de vin coulaient aux carrefours.
Depuis le 17 mai, Versailles et Paris s’arrachent La Bataille de Fontenoy , un poème épique célébrant la victoire, composé dans l’euphorie parVoltaire qui voulait gagner de vitesse ses concurrents. Il chante la bataille etLouis XV roi de guerre, comme le fit jadisBoileau pour Louis XIV dans Le Passage du Rhin . Voltaire croit sincèrement en ce monarque jeune et beau qui est peut-être un nouvel Henri IV, auquel le poète a consacré la Henriade . La Bataille de Fontenoy , qui comptait une centaine de vers dans sa première version, a triplé de volume en quelques jours. Son auteur lui apporte des corrections et surtout des additions dès qu’il apprend un fait d’armes qu’il ignorait. « La tête me tourne. Je ne sais comment faire avec les dames qui veulent que je loue leurs cousins et leurs greluchons », soupire-t-il auprès de son amiCideville. Le 26 mai a paru la quatrième édition de son épopéeet il y en aura sûrement beaucoup d’autres. Les poètes ses rivaux se moquent des compliments hyperboliques qu’il adresse à la noblesse de cour. Ne compare-t-il pas ces élégants jeunes gens « doux enjoués aimables » à « des lions indomptables » ? Il prête à Richelieu, son protecteur, un rôle essentiel dans les combats : « Il vole et sa vertu secondant vos grands cœurs,/ Il vous marque la place où vous serez vainqueurs. » Voltaire agit en courtisan ignorant les petits, les sans-grade, cette piétaille, malheureuse chair à canon. Le roi, auquel lemaréchal de Noailles a lu l’ouvrage, s’est montré satisfait.
Pour la première fois, Voltaire se voit chéri du pouvoir et il en éprouve une indicible joie. Tout a changé dans son existence depuis un voyage auprès du roi de Prusse en 1740. Sans jouer un rôle de premier plan, il a servi les intérêts français auprès deFrédéric II. Un écrivain de génie, apprécié par un monarque européen, ne pouvait laisser son maître indifférent. MaisLouis XV s’est toujours méfié de ce personnage imprévisible. Pour décider le monarque à lui accorder les bienfaits dont il rêvait,Voltaire avait besoin de sérieux appuis.Mme du Chatêlet les a choisis avec discernement. Elle tenait à voir son alter ego reconnu par le souverain et par la Cour.
Cependant, le temps des amours est passé. Le séjour de Voltaire en Prusse a éloigné les deux amants. On ne
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