Le temps des illusions

corps perdu dans l’étude auprès deMaupertuis, un mathématicien de génie qui vient de publier un texte Sur les lois de l’attraction ainsi qu’un Discours sur la figure des astres . Il appartient à la nouvelle génération de savants qui s’inspirent des découvertes faites par les Anglais, lesquels ont pris la tête de la recherche scientifique. Après un séjour à Londres, il a été convaincu par la théorie de la gravitation universelle deNewton contredisant le système cartésien. Il est ensuite parti pour Bâle travailler sous la direction deBernouilli auprès duquel il a appris les applications du calcul intégral à la physique. Revenu en France, sa défense du principe newtonien qui bouleverse les données fondamentales de la physique lui a valu une critique deFontenelle à l’Académie des sciences. Désormais, le monde scientifique se partage entre les tenants de l’ancienne et de la nouvelle école. Maupertuis est parvenu à convaincre Voltaire, qui s’est déclaré « son prosélyte », tandis qu’Émilie l’a élu pour maître. Cependant, le poète n’a pas tardé à déchanter : Émilie a ressenti une telle attirance pour son mathématicien qu’elle lui a cédé sans tarder. La passion de l’abstraction n’a pas éteint chez Maupertuis un impérieux désir de conquête. Il se conduit en séducteur, souvent assez mufle, laissant ses victimes vivre au gré de ses caprices. Il ne répond pas à leurs lettres, oublie leurs invitations et s’affiche volontiers avec d’autres femmes qui tombent facilement sous son charme. Parfois, Émilie l’attend vainement pour ses leçons. Voltaire a préféré fermer les yeux sur l’infidélité de sa maîtresse, qui fait maintenant des équations avec l’un des émules de Maupertuis, le petitClairaut, autre mathématicien prodige, mais qui ne sait parler que de géométrie. Les mauvaises langues diraient qu’il est sot tant il est maladroit dans le monde, mais Émilie l’aime bien.
    Elle écoute égalementLa Condamine revenu d’un voyage au Levant dont il a rapporté diverses plantes nouvelles. Il devrait partir prochainement pour le Pérou mesurer un degré de méridien.La Condamine,Maupertuis etClairaut se retrouvent deux fois par semaine à la Société des Arts qui réunit plusieurs jeunessavants auxquels s’est joint récemmentGeorges Louis Leclerc de Buffon qui abandonne les mathématiques pour les sciences de la vie. Dans sa propriété de Montbard en Bourgogne, il a créé une pépinière et se passionne pour la flore. Ces messieurs se retrouvent aussi dans les cafés et affectionnent particulièrement le Gradot, quai du Louvre, oùÉmilie n’hésite pas à les rejoindre, ce qu’aucune femme de son rang n’oserait faire. Mais Émilie se moque du qu’en dira-t-on.
    Mme du Chatêlet est cependant inquiète ; une fois encore,Voltaire risque la prison avec la publication de ses Lettres philosophiques . Lors de son séjour en Angleterre en 1728, il avait été séduit par les mœurs de ce royaume si différent de la France. Ses conversations avec les savants et les philosophes britanniques lui inspirèrent des réflexions qu’il écrivit directement dans la langue de Shakespeare sous forme de lettres, comme pour faire écho aux célèbres Lettres provinciales de Pascal. En 1732, il les traduisit en français. Son œuvre achevée a vu le jour à Londres et à Paris en ce printemps de 1734. Voltaire vulgarise la philosophie deLocke sur l’existence de Dieu et les propositions deNewton sur la science. Il veut faire réfléchir ses contemporains sur les défauts des institutions du royaume ; il plaide pour la tolérance, condamne le fanatisme, souhaite la liberté de pensée et d’expression, et fait l’apologie du régime parlementaire. Il manifeste sa confiance dans un futur éclairé par la raison, flambeau au milieu des ténèbres, et définit la philosophie comme la pratique de la méthode expérimentale. Le bon usage de la raison consiste à se soumettre à l’expérience en morale, en politique et en pédagogie. Le philosophe est un être éclairé par la raison et qui veut faire partager à ses contemporains les fruits de sa sagesse. Il considère quePascal a fait un usage pervers de la raison et du raisonnement scientifique pour démontrer la vérité du christianisme et pour livrer l’homme à l’angoisse de sa condition malheureuse et le réduire à la contemplation et à la prière. Voltaire se fait le porte-parole