Le temps des illusions
fils. Elle se révéla exceptionnellement douée. Excellente latiniste, elle peut réciter par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, de Virgile, de Lucrèce, mais elle a toujours été plus attirée par les sciences et la métaphysique.
Mariée depuis huit ans à un parfait gentilhomme, lemarquis du Chatêlet, gouverneur de Semur-en-Auxois, elle a passé auprès de lui quelques années dans cette petite ville de province où elle s’est vite ennuyée. Après deux maternités, son époux lui a permis de retourner à Paris en lui laissant la liberté de vivre à sa guise à condition de respecter les apparences. Émilie s’est alors jetée dans un tourbillon de plaisirs. On l’a beaucoup vue à l’Opéra, dans les salons, dans les bals. Elle a joué, perdu beaucoup d’argent et vécu sérieusement une brève histoire amoureuse avec lecomte de Guébriant, un aimable bellâtre qui a mis rapidement fin à leur liaison. On dit que désespérée par cette rupture, elle voulut s’empoisonner en avalant une forte dose d’opium. C’était semble-t-il une mise en scène préparée à l’intention de l’infidèle. Elle s’est bientôt consolée avec le plus grand des séducteurs, leduc de Richelieu, qui n’a pas exercé à son égard les cruautés habituelles du libertin. Elle a retrouvé sa joie de vivre. En 1732, elle est retournée à Semur. Au début de 1733, son mari a rejoint son régiment mobilisé pour la guerre de Succession de Pologne. Émilie enceinte de plusieurs mois a achevé sa grossesse à Paris où elle a repris une vie mondaine assez endiablée malgré son état. Elle est très liée avec laduchesse de Brancas et laduchesse de Saint-Pierre qu’accompagne un jeune amant, lecomte de Forcalquier. Le 11 avril, peu avant sa rencontre avecVoltaire, elle accouche d’un garçon aussitôt mis en nourrice.
Il ne faudrait pas croire que seuls les plaisirs mondains occupent la vie de Mme du Chatêlet. L’étude tient une place essentielle dans sa vie, mais elle est trop brillante, trop fine pour avoir l’air d’une femme savante en société. Sa conversation est si variée, son goût pour le théâtre et pour le chant si évident que personne ne pourrait imaginer qu’elle passe des heures à l’étude des mathématiqueset de la physique. Voltaire s’émerveille de la voir diviser jusqu’à neuf chiffres par neuf autres chiffres, de tête et sans aucun secours. Avec lui, elle n’a pas besoin de feindre. Il aime et admire la femme de science qui peut aussi parler de philosophie ou de littérature. Ils vivent tous deux à la même hauteur.
Mme du Chatêlet habite l’appartement de son mari, rue Traversière-Saint-Honoré, mais elle rejoint son amant chez lui, rue de Longpont, à côté de l’église Saint-Gervais. Cette nouvelle résidence deVoltaire dans un quartier démodé au milieu des couvents a l’avantage d’être discret. Mais la belle Émilie ne prend pas la précaution de cacher son bonheur tout neuf. On l’a vue embrasser Voltaire sur la bouche en public. Elle commet des imprudences qui excitent les réflexions vipérines de ses amies. Elle s’en attriste et il a composé pour elle une épître Sur la calomnie pour la défendre et la consoler :
Écoutez-moi, respectable Émilie,
Vous êtes belle ; ainsi donc la moitié
Du genre humain sera votre ennemie.
Vous possédez un sublime génie,
On vous craindra ; votre tendre amitié
Est confiante, et vous serez trahie.
Votre vertu, dans sa démarche unie,
Simple et sans fard, n’a point sacrifié
À nos dévots, craignez la calomnie.
À vingt-sept ans, loin de son époux, Émilie fait fi des conventions et s’affiche avec son amant dont l’inspiration ne tarit pas. Il a achevé sa nouvelle tragédie, Adélaïde Du Guesclin , il vient de publier Le Temple du goût et il songe au livret d’un opéra, Tanis et Zélide . Certains soirs, Émilie, laduchesse de Saint-Pierre et le charmantForcalquier débarquent chez lui et l’entraînent déguster une fricassée de poulet aux chandelles dans le village de Charonne. La vie est belle… Au mois de juillet, les deux tourtereaux ont fait un petit voyage jusqu’à Cirey-sur-Blaise en Champagne où lemarquis du Chatêlet possède un château, hélas en piteux état. Ils ont peut-être l’intention de s’y installer… un jour.
Savants et philosophes
Au mois de septembre,Voltaire est tombé malade au grand désespoir de l’ardenteÉmilie. Elle s’est alors jetée à
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