Le temps des poisons
Maître Elias gardait son eau pour lui tout seul. Elle se trouvait juste à l'entrée et la pluie venait tout droit dedans ; elle ne coulait pas du toit.
Kathryn sourit et fit un signe de tête. À Cantorbéry, sa servante Thomasina faisait de même. La pluie qui provenait du toit ou des avant-toits n'était jamais aussi pure que celle qui tombait directement dans un cuveau ou un seau.
— Le tonneau de Maître Elias était donc spécial ?
—
Oui-da ! dit le gamin. Doublé de cuivre pour le garder propre ; c'est pour ça qu'on a eu du mal à le briser.
Il désigna grand-mère Croul.
— Quand vous leur avez dit de le faire.
—
Et ton maître buvait tous les soirs l'eau de cette même barrique ?
—
Je vous l'ai déjà dit. Je ne sais rien d'autre, Maîtresse. J'ai parlé avec ma sœur: nous ignorons pourquoi quelqu'un a pu commettre cet acte horrible.
Kathryn tapota avec douceur leurs mains froides.
— Vous pouvez partir, chuchota-t-elle. Descendez aux cuisines, ajouta-t-elle en lançant un coup d'œil à Sir Henry. Dites que vous venez de la part de Lord Henry et réclamez ce que je vous ai promis.
CHAPITRE II
« Nul morceau délicat ne franchissait ses lèvres, Sa nourriture s'accordait à sa vêture. »
Chaucer, « Le conte du Prêtre des Nonnains », Les Contes de Cantorbéry
— C'est très étrange, déclara Kathryn. Cet homme et son épouse avaient peut-être leurs difficultés, mais ils s'apprêtaient néanmoins à célébrer un jour de fête. Elle avait préparé un morceau de bœuf et un tonnelet du meilleur clairet. Lui travaillait dans sa forge. Ils menaient leur train. A la fin de la journée, Elias réclamait toujours un pichet d'eau de pluie fraîche puisée dans son tonneau réservé. L'apprenti soulève donc le couvercle, remplit le pichet et l'apporte. Elias boit et en redemande. Il est alors saisi de violentes douleurs ; il s'effondre et décède peu après. Sa femme se précipite, s'agenouille près du cadavre et s'abandonne à sa douleur. Grand-mère Croul arrive. Elias le maréchal-ferrant est mort et son âme a rejoint Dieu. Maîtresse Isabella retourne dans la cuisine. Elle se sent mal, faible et confuse.
La table est prête pour le souper, comme ils l'avaient prévu. Éperdue, elle se sert une coupe de vin et elle aussi périt empoisonnée.
Kathryn, au centre de la pièce, observait ses compagnons.
—
Il y a là deux grands mystères. D'abord, le fait que les poisons sont, sans nul doute, des potions. Je pense qu'Elias a été tué par une très puissante infusion de belladone - dont toutes les parties, et surtout les racines, les feuilles et les baies sont fort vénéneuses.
Personne ne sait comment cela agit, mais les baies violacées ont un goût sucré et les plus fatales conséquences. La vision de la victime se trouble, le rythme de son cœur s'accélère, elle a très chaud, sa bouche est sèche et sa peau se couvre de taches rouges.
—
Je connais l'action de la belladone, l'interrompit Adam l'apothicaire. En général, il faut des heures avant que la mort arrive.
—
Pas si longtemps, pas si longtemps, contesta Kathryn en secouant la tête. Administrée sous sa forme la plus virulente et absorbée d'un trait, la belladone peut tuer en quelques secondes.
—
Et Maîtresse Isabella ? interrogea le père Clement.
—
Ah ! répondit Kathryn, il s'agit là de ce que les mires nomment le jus d'amande. On peut le distiller à partir des graines et des pépins de fruits comme les pêches, les abricots, les pommes, les merises ou les prunes. Ses effets sont immédiats : perte de conscience et horribles convulsions. La victime cherche à respirer ; la mort peut se produire en quelques minutes. Je crois qu'on a donné à Elias et à Maîtresse Isabella de fortes infusions de ces deux poisons, différents certes, mais très puissants.
—
Et le second mystère ? intervint Lord Henry.
—
Comment les toxiques ont-ils été introduits ? Nous savons que la barrique dans la cour était réservée à Elias. Nul n'avait le droit de s'en approcher. Ce que je soupçonne, et je vous en fais part, c'est que quelqu'un, pondant la journée, a pénétré dans la cour. Cet assassin a versé de la plus pure poudre de belladone dans ce tonneau. Ce pouvait être au petit matin, dans l'après- midi ou plus tard. N'oubliez pas que l'apprenti puisait de l'eau le soir venu. Il ne pouvait rien remarquer. La poudre avait eu le temps de se dissoudre, sans perdre néanmoins ses
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