Le temps des poisons
gobelets de vin blanc. Malgré tous les efforts de Kathryn, il se garda de faire allusion aux drames du village et maintint la conversation sur différents détails de la pièce. Il leur expliqua qu'il se passionnait pour les prouesses des anciens Grecs et n'avait pas de plus haute ambition que de conduire une ambassade chez le grand khan des Turcs. Ce bavardage ne cessa que lorsque Sanglier et Cavignac firent leur entrée.
Le vicomte et son clerc étaient vêtus de bleu, blanc et or, les couleurs de la maison royale de France. Des bijoux scintillaient à leur cou et à leurs doigts. Ils avaient pris soin de leur toilette et étaient chargés d'un cadeau pour Lord Henry, un psautier à la belle couverture sertie de pierres précieuses qu'ils lui offrirent avec solennité au nom de leur souverain. Le seigneur reçut le présent en observant toutes les règles de la courtoisie. Il les remercia pour leur générosité et réitéra les formalités d'accueil en espérant qu'ils parviendraient à négocier une paix durable entre les couronnes d'Angleterre et de France. Quand le protocole eut été satisfait, Lord Henry les amena vers la table de bois ronde, au centre du solar. Il fit asseoir la jeune femme à sa gauche, Sanglier à sa droite et, d'un geste, pria les autres de s'installer.
—
Où est M. Delacroix ? s'enquit-il.
Cavignac haussa les épaules.
—
N'est-il pas descendu, Messire? murmura le vicomte. Nous avons toqué à l'huis de sa chambre. Je suis sûr qu'il sera bientôt parmi nous.
Lord Henry se rembrunit devant un tel manquement à l'étiquette, mais il leva néanmoins la main pour que le festin commence. Dans la galerie, l'enfant entonna de sa douce voix flûtée le Dulce Mater et le
Virgo Pia. Les valets apparurent avec des plateaux de chapons rôtis aux amandes blanches, du saumon cuit dans une sauce au vin et nappé de cannelle. Lord Henry avait l'intention de faire parade à la fois de sa richesse et de sa puissance. Chaque convive disposait de serviettes damassées, de couteaux et de cuillères à manche d'ambre et à étui rehaussé de filets d'argent. Le seigneur déclara qu'il leur en faisait cadeau et qu'ils pourraient les emporter en quittant la table. Les serviteurs firent circuler des aiguières et des pichets enchâssés d'or afin que les hôtes puissent se laver les mains ; Kathryn apprécia la discrète fragrance de l'eau de rose.
On apporta la suite, un épais potage dans une soupière d'or, mais Delacroix n'était toujours pas là. Lord Henry, pourtant, affecta d'ignorer cette incorrection et régala ses invités de ses aventures en Hainaut, au Brabant et dans les villes rhénanes. Il dit en plaisantant que son royal maître aimerait fort mettre la main au collet d'un autre voyageur anglais, Henri Tudor, le dernier prétendant lancastrien au trône d'Angleterre, qu'on soupçonnait d'avoir trouvé asile en France.
Sanglier refusa de mordre à l'hameçon. On servit des perdrix - le troisième plat - et cette fois les gobelets d'étain furent remplacés par des coupes enchâssées d'or et de précieux verres de Venise à long pied. Enfin, le seigneur prit en compte le siège vide. Il leva la main, faisant taire Sanglier qui narrait l'histoire d'un jongleur français, et appela son chambellan.
— Allez dans la chambre de M. Delacroix et dites- lui que son hôte attend.
L'homme s'empressa de s'exécuter et le souper reprit en silence. Le serviteur revint.
— Monseigneur, déclara-t-il en agitant les mains, on ne répond pas.
J'ai essayé d'ouvrir l'huis mais il semble fermé et verrouillé.
Sanglier repoussa sa chaire à grand bruit et Cavignac l'imita.
— Il a dû se passer quelque chose, murmura le vicomte. Delacroix n'est jamais en retard. Je suis navré, Monseigneur.
Le repas s'acheva soudain. Lord Henry insista pour accompagner Sanglier et Cavignac dans l'appartement de Delacroix, au premier étage. Le seigneur monta l'escalier sans cacher son ire. Il s'arrêta devant la chambre et frappa. Kathryn et Colum l'avaient suivi. Il y eut un moment de confusion. Lord Henry, précédant Sanglier, fit de son mieux pour obtenir une réponse. Sa colère disparut alors et fit place à l'inquiétude. Le vicomte voulut qu'on enfonce la porte et son hôte finit par accepter. Des serviteurs apportèrent des rondins pris dans le bûcher et, sous la direction de leur maître, se mirent à marteler l'huis.
Il céda enfin avec un bruit sec, serrures du haut et du bas arrachées, et
Weitere Kostenlose Bücher